Amid Faljaoui

La fin du temps de travail

Hier, on vous payait pour votre temps. Demain, on vous paiera pour votre jugement. L’intelligence artificielle redéfinit la valeur du travail, et ce n’est pas une bonne nouvelle pour tout le monde.

J’ai lu cette semaine une phrase de l’entrepeneur Oussama Ammar sur LinkedIn. Elle m’a vraiment marqué. Il écrivait : “Le télétravail a détruit la géographie du travail, et l’intelligence artificielle est en train d’en détruire la temporalité.” Et quand on y réfléchit, c’est profondément vrai. Commençons par la première partie de sa phrase : le télétravail a détruit la géographie du travail.

Avant, travailler voulait dire aller quelque part. On se rendait dans un bureau, on partageait un espace, on croisait des collègues, on vivait le travail dans un lieu physique. Puis le Covid est passé par là, et avec lui, Zoom, Teams et toutes les plateformes collaboratives. Résultat : le travail s’est délocalisé. Il n’est plus ancré dans un endroit, il s’est dispersé.

La géographie du travail, c’est-à-dire la frontière entre le lieu où l’on vit et celui où l’on travaille, a disparu. Mais il est vrai qu’on restait encore dans le même temps : on se connectait à neuf heures, et on finissait vers dix-sept heures. Bref, le rythme collectif demeurait.

Et c’est là qu’intervient la deuxième partie de la phrase d’Oussama Ammar: l’intelligence artificielle est en train de détruire la temporalité du travail. Car avec l’IA, même le temps devient élastique. Avant, le contrat entre un salarié et son entreprise était simple : “tu donnes ton temps, on te paie pour ça”. Aujourd’hui, ce modèle se fissure. La machine (IA) exécute les tâches, souvent mieux et toujours plus vite. Notre rôle à nous, ce n’est plus d’exécuter, mais d’arbitrer.

Hier le capitalisme exploitait le temps humain. Demain, il exploitera la rareté du jugement humain.

L’IA rédige, code, compile, résume ; et l’humain vient ensuite pour juger, corriger, valider. Et donc, notre travail ne se mesure plus en heures, mais en pertinence. Ce n’est plus le temps passé qui crée la valeur, c’est le jugement porté sur ce que la machine produit. Et ce changement, c’est un séisme silencieux. La raison ? Parce qu’il remet en cause jusqu’à l’idée même de contrat de travail. Si la valeur ne vient plus de la durée, mais du discernement, alors comment la rémunérer ? Notre bon vieux CDI repose sur la promesse du temps long : “tu es payé pour ta présence et ta constance”.

Mais si la richesse se crée désormais en éclairs de lucidité, en micro-décisions à forte valeur ajoutée, cette logique devient obsolète. Les entreprises ne paieront plus les heures qu’on passe au bureau ou chez nous, mais les résultats qu’on obtient rapidement. Autrement dit, elles ne récompenseront plus le temps, mais la qualité des décisions et la rapidité avec laquelle elles produisent des effets concrets. Et cela rebat complètement les cartes.

En revanche, pour les seniors, c’est une revanche. On les disait trop chers et pas assez digitaux. Mais leur expérience, leur regard critique, leur capacité à sentir ce qui sonne juste ou faux deviennent aujourd’hui des ressources rares. Dans un monde saturé d’IA, la justesse humaine reprendra de la valeur.

Encore faut-il distinguer : tous les seniors n’ont hélas pas du jugement. Soyons honnêtes, certains ont accumulé trente ans d’habitude, pas trente ans d’intelligence. Et ça, l’IA va le révéler très vite. Mais les jeunes, eux, affrontent une autre difficulté. Avant, ils apprenaient en “faisant”. Aujourd’hui, c’est la machine qui fait. Résultat : ils apprennent moins par l’erreur et plus par la supervision, le contrôle de ce que produit l’IA.

Or, le jugement, ça ne s’enseigne pas, ça se forge. Et sans expérience vécue, le risque pour ces jeunes, c’est de devenir des correcteurs d’IA plutôt que des créateurs de sens. Alors oui, Oussama Ammar a raison : hier, le capitalisme exploitait le temps humain. Demain, il exploitera la rareté du jugement humain.

Mais il faut rester lucide : tout le monde ne possède pas ce jugement. L’intelligence artificielle ne va pas rendre tout le monde inutile, comme le prédisait Yuval Noah Harari, elle va simplement faire la différence entre ceux qui savent penser et les autres.

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