Paul Vacca

La culture est-elle en train de couler ?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

C’est presque devenu une question rhétorique. La culture – la “vraie” – est en train de sombrer, non ? Elle est tronçonnée et noyée sous les flots des timelines des réseaux sociaux, prise en otage par les notifications de nos smartphones, submergée par la boulimie que nous impose le streaming. La musique n’est plus affaire d’artistes, elle se consomme désormais en playlists “Musique pour s’endormir” ou “Chansons pour faire son jogging”. Ou alors elle est truffée de hooks aguicheurs pour vous faire écouter et réécouter un titre en boucle. Les livres qui se vendent le font désormais à coups de hashtags sur TikTok. Les films se répètent dans des boucles de déjà-vu avec des franchises interminables. Et les séries, même celles de prestige, ne sont plus ce qu’elles étaient en se délitant dans l’offre surabondante des plateformes… L’affaire est entendue.

Pourtant, Katherine Dee, dans un passionnant article intitulé “No, Culture is Not Stuck” (“Non, la culture n’est pas au point mort”, ndlr) sur le blog Wisdom of Crowds, montre que le problème de la culture est un peu plus compliqué que cela. Se plaindre de sa disparition, note-t-elle, recueille généralement deux types de réponses. D’un côté, il y a ceux qui haussent les épaules en signe d’évidence, se contentant d’un “Quoi ? Tu ne t’en rends compte que maintenant ?”. Et de l’autre, il y a ceux qui mettent ces propos sur le compte du vieillissement : il y a tant de musiques, de films, de livres de qualité, et si vous ne les aimez pas, c’est à cause de votre incapacité à suivre le rythme. Des réponses opposées qui relèvent toutes deux d’un même quiproquo, souligne Katherine Dee : une vision statique. Elle propose, pour sa part, une troisième réponse possible, à savoir que de nouvelles pratiques émergent tout autour de nous sans que nous ne les considérions encore comme de la “culture”. Car celle-ci se métamorphose sous nos yeux, sans que nous nous en rendions compte.

“Adopter une vision qui permette d’appréhender ce qui émerge, c’est peut-être cela, la culture.”

Cela nous fait penser au bateau de Thésée de l’Antiquité. Le philosophe Plutarque raconte que l’embarcation qui ramena sains et saufs l’héroïque combattant du Minotaure et les jeunes enfants embarqués avec lui à Athènes fut longtemps conservée par les habitants comme une relique. Ceux-ci en ôtèrent les pièces à mesure qu’elles s’érodaient, les remplaçant par des neuves jusqu’à la dernière. Aussi ce bateau devint-il un objet de débats animés parmi les Athéniens. Était-il toujours le même ou bien était-il devenu un autre bateau puisqu’aucune pièce d’origine ne subsistait ?

Question vertigineuse dont nous faisons l’expérience avec la culture : les pratiques culturelles disparaissent, mais elles sont remplacées par d’autres, que nous ne parvenons pas toujours à percevoir comme étant des pratiques culturelles. Car la culture ne fout pas le camp, elle se reconfigure sans cesse, de même que la créativité se déplace : elle est mobilis in mobile – mobile dans l’élément mobile – comme le dit la devise d’une autre embarcation, le Nautilus du capitaine Nemo dans Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne.

Aussi, en matière de culture, est-il aussi absurde de vouloir tout figer en l’état dans un pré carré culturel, comme à l’inverse de ne penser qu’en termes de tables rases du passé. L’enjeu, note Dee, n’est pas tant de ressusciter ce qui est mort en espérant maintenir coûte que coûte la culture en l’état, que d’apprendre à développer un autre langage pour comprendre ce qui est à l’œuvre. D’ailleurs, elle cite de nombreuses “œuvres” sur internet qui lui évoquent le travail collectif et anonyme des bâtisseurs du Moyen Âge​​​. Adopter une vision qui permette d’appréhender ce qui émerge, c’est peut-être cela, après tout, la culture.

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