Bruno Colmant
Il y a 50 ans, les dimanches sans voiture
C’était l’année 1973. « Smoke on the Water » avait consacré Deep Purple et Pink Floyd enregistrait « Dark side of the Moon ». Pompidou était président et Richard Nixon devrait démissionner dans la honte du Watergate. Un 11 septembre, déjà, le Président chilien Allende venait d’être fauché par le putsch de la junte de Pinochet. En Grèce, par contre, le sinistre régime des colonels était renversé.
Israël, attaqué pendant le Yom Kippour, venait de remporter une victoire foudroyante sur l’Égypte et la Syrie. Cette guerre déclencherait la hausse des prix énergétiques. En décembre de cette année-là, les six pays membres de l’OPEP décidaient d’augmenter le prix du baril de brut, qui passa brutalement de 3 à 5 dollars. La décennie connaîtrait une flambée du prix du carburant en deux étapes, qu’on retiendra comme les deux crises du pétrole.
C’est en novembre 1973 que Willy Claes, alors ministre des Affaires économiques, décida des dimanches sans voiture. La vitesse sur les autoroutes fut par ailleurs plafonnée à 100 km/h. La mesure était censée faire économiser 2 millions de litres d’essence. Cette mesure symbolique, voire anecdotique, mais politiquement habile, atteignit-elle jamais son objectif ? Cela n’eut aucune importance, car ces dimanches sans voiture ramenant d’abord à l’indolence candide des années d’après-guerre, qu’on appellerait plus tard les trente glorieuses ou les golden sixties.
Malgré les chocs énergétiques, nul ne comprit vraiment, à l’époque, que le centre de gravité de la puissance économique migrait lentement vers l’est du planisphère. Ce serait d’abord vers le Moyen-Orient avant d’atteindre, trente ans plus tard, la Chine.
Nos gouvernants ne comprirent rien. Ce fut une décennie d’effarement. Pourtant, certains économistes commençaient à s’inquiéter. Le système monétaire patiemment construit après la Seconde Guerre mondiale avait flanché. Richard Nixon avait décidé de libérer le dollar de sa convertibilité en or. La devise américaine deviendrait une monnaie flottante, plombée par une dépréciation structurelle. Les trente années de quiétude étaient révolues.
Personne n’avait imaginé que le défi énergétique prendrait une telle envergure. Enfin, presque personne. Un économiste français, René Dumont, commençait à faire entendre sa voix. Auteur de plusieurs ouvrages majeurs et candidat à l’élection présidentielle qui suivrait le décès de Georges Pompidou en avril 1974, l’homme avait appréhendé les grands défis énergétiques. C’est René Dumont qui, le premier, en prophète désespéré, expliqua les conséquences de ce qui ne s’appelait pas encore la mondialisation, en postulant les bienfaits du développement durable.
Cinquante ans après la première énergétique, la crise du pétrole n’est plus, comme dans les années septante, celle de la demande. C’est une crise de l’offre de matières, c’est-à-dire celle de la raréfaction annoncée et d’approvisionnements incertains. Elle annonce également une nouvelle géographie politique et une reconfiguration des flux énergétiques avec, en filigrane des échanges commerciaux, l’esquisse des frictions militaires de demain. Celles-ci seront bien moins motivées par des acquis territoriaux que par le contrôle des flux de matières. La nucléarisation et le transport du pétrole sont des ferments de guerre.
Mais d’autres choses ont changé, depuis 1973 : le rôle du pouvoir politique s’est dissous en passant la main de l’économie au marché. Les politiques énergétiques sont devenues continentales. Les sociétés de production sont multinationales et à actionnariat planétaire. Ce sont, aujourd’hui, les prix du marché plutôt que les postulats politiques qui guident les choix énergétiques. Ces prix sont sans doute imparfaits, mais ils intègrent, selon des pondérations inconnues, les problèmes de raréfaction de ressources.
En 2023, l’équation est aussi plus complexe, puisqu’elle se conjugue à des contraintes climatiques et environnementales. Il ne s’agit pas uniquement de consommer moins de carburants fossiles : il s’agit de mieux les déployer. Ceci posera immanquablement la question du nucléaire civil, dont l’abandon fut programmé à un moment où le pétrole coûtait cinq fois moins cher.
La réponse de 1973 fut restrictive. Celle de notre décennie devra être inventive. Les pistes de réflexion prendront des dimensions insoupçonnées. Tout ceci rappelle aux cassandres que les problématiques économiques sont souvent résolues par le progrès humain. De nouvelles idées se révéleront dans le domaine des biens. Car, finalement, l’avenir a parfois besoin du passé. Les dimanches sans voiture de l’automne 1973 auguraient, sans le savoir, de nouvelles intuitions collectives.
Ha oui, j’allais oublier. Roger Waters a créé, cette année, une remarquable version de « Dark Side of the Moon ». Elle s’appelle Redux., ce qui veut dire, en latin : qui est de retour. Comme la guerre.
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