Bruno Colmant

Il y a 50 ans : l’affaire Lip

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

C’était un temps que les moins de trente ans n’ont pas connu. Par contre, pour les sexagénaires, l’affaire de l’horlogerie Lip a représenté un événement décisif, le choc d’une vague d’utopie qui s’était brisée sur les digues de l’après-mai 68.

En 1973, Lip, fabricant de montres à Besançon, dut déposer son bilan sous la pression de la concurrence des montres à quartz américaines et japonaises. L’entreprise était pourtant florissante et employait plus d’un millier de personnes. En 1952, elle avait même lancé l’Electronic, la première montre électronique assortie d’une diode. Au début des années 60, Lip avait aussi passé des accords commerciaux avec Breitling.

Mais, cette fois, la concurrence était trop forte. Lip devint alors le théâtre d’un conflit emblématique qui devrait durer plusieurs années. Les travailleurs, refusant leur licenciement, prirent le contrôle de l’usine et ont commencé à produire des montres sous autogestion. L’affaire a suscité un énorme intérêt public et a été le théâtre d’un débat national sur les droits des travailleurs et la gestion d’entreprise. Dans un tumulte de grèves, d’occupations policières et de confrontations de symboles, l’entreprise s’essaiera à survivre avant une liquidation définitive en 1977.

Sous les présidences de Pompidou et de Giscard d’Estaing, l’affaire Lip devint l’emblème de la lutte des classes, puisque l’autogestion formulait l’abandon de l’opposition entre les pourvoyeurs de capital et les fournisseurs de main-d’œuvre.

Mais il y avait autre chose : l’affaire Lip augurait la fin des trente glorieuses, c’est-à-dire ces trois décennies de croissance qui avaient suivi le second conflit mondial. À la suite des chocs pétroliers et à une timide ouverture des frontières économiques, l’Europe dut réaliser que sa croissance n’était pas acquise. Elle comprit que la reprise économique d’après-guerre avait été un effet d’aubaine. L’échec de l’autogestion ramenait à une confrontation de deux modèles : le capitalisme anglo-saxon, fondé sur l’actionnariat, et l’économie partenariale, qualifiée de modèle rhénan. La parenthèse enchantée des années 70, où tout semblait possible, s’était refermée, mais personne ne s’en rendit compte, à l’exception, peut-être, des travailleurs de Lip.

Lip avait sonné le glas du modèle rhénan, dont l’origine remontait à Bismarck et à la première unité allemande en 1871. À l’époque, il s’agissait de forger une identité nationale au sein d’un État naissant très disparate. Ce modèle visait à préserver un équilibre au sein de la collectivité. Très rapidement, le choix politique se mua en référentiel de gestion des entreprises diffusé en Europe continentale.

Ce modèle conduisit au concept de cogestion dans les entreprises, c’est-à-dire à une recherche du consensus dans l’intérêt général des actionnaires et travailleurs. Au reste, cette typologie se reflète toujours dans la composition duale des conseils d’administration allemands, où les actionnaires et syndicats partagent les décisions stratégiques.

La déliquescence du modèle rhénan interpelle les responsables d’entreprises européens. Ces derniers sont confrontés à une réalité culturelle inconnue, car dans l’environnement anglo-saxon, l’entreprise… n’existe pas. Il subsiste, certes, des constructions juridiques pour délimiter la société anonyme. Mais ces structures sont fragiles, parce que l’entreprise, aux États-Unis, c’est d’abord et avant tout une mise en commun de fonds propres par les actionnaires. L’entreprise n’existe donc pas pour elle-même. Elle n’est que par et pour ses actionnaires.

La vision européenne intègre une perspective plus large. Elle superpose les intérêts des différents acteurs à la vie de l’entreprise, c’est-à-dire ses actionnaires, mais aussi les créanciers, les travailleurs, les pouvoirs publics, etc. Son fondement diffère donc de l’entreprise américaine, pour laquelle les tiers à l’entreprise sont des externalités, dont le coût doit être mis en rapport avec la valeur ajoutée (travailleurs et créanciers) ou avec la contrainte (autorités publiques, environnement, etc.). Dans le modèle rhénan, la concertation sociale est collective, tandis qu’elle est contractuelle et individualisée dans les pays anglo-saxons.

Et finalement, que reste-t-il aujourd’hui du modèle rhénan et de l’affaire Lip ? Un peu de romantisme économique. Sans doute, aussi, un relent d’utopie collectiviste. Mais surtout la nécessité d’un rapport harmonieux et l’homme à l’économie. Le rappel qu’il n’est d’économie que d’hommes.

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