Bruno Colmant

IA : nous sommes à l’aube d’un carnage social invisible

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

C’est un éléphant dans la pièce que nous feignons de ne pas voir. Nous tentons de rationaliser, de minimiser, de nous rassurer avec des concepts creux comme « l’humain augmenté ». Mais la réalité est beaucoup plus brutale et elle ne s’encombre pas de politesses : le tsunami de l’intelligence artificielle a déjà touché nos côtes, et il s’apprête à dévaster le marché de l’emploi tel que nous le connaissons.

Ce qui se joue sous nos yeux est une rupture anthropologique majeure. Pour la première fois de l’histoire, la machine ne remplace pas le muscle, elle remplace le cerveau. Dans une économie de services comme la nôtre, où la valeur ajoutée repose sur le traitement de l’information, l’IA ne se contente pas d’assister : elle sature l’espace, multipliant par mille les capacités cognitives à un coût marginal nul.

Le drame qui se noue est d’une ironie cruelle. Contrairement aux révolutions industrielles précédentes qui broyaient les corps des ouvriers non qualifiés, celle-ci s’attaque à l’aristocratie du savoir. Aux États-Unis et dans les grands groupes technologiques, les premières victimes ne sont pas les exécutants, mais les premiers de la classe. De jeunes surdiplômés, trilingues, formés dans les meilleures universités, se retrouvent soudainement obsolètes. Ils sont les nouveaux Charlie Chaplin des Temps Modernes, non plus happés par des engrenages d’acier, mais dissous par des lignes de code.

La vague sera planétaire, instantanée et impitoyable.

Face à ce choc, l’Europe risque de commettre une erreur fatale. Nos États-providence, dans un réflexe pavlovien, tenteront d’amortir le choc par une surprotection du travail et de la régulation. C’est une chimère. Ce bouclier social ne fera qu’accélérer notre décrochage : nous risquons de financer l’inactivité sociale pendant que les gains de productivité seront siphonnés par les géants technologiques étrangers qui détiennent les algorithmes.

Loin d’être une fatalité, ce choc technologique est une formidable invitation à l’élévation. Si la machine excelle dans le calcul, l’humain garde le monopole du sens et de la créativité. Notre réponse doit être audacieuse : cultivons une érudition vorace, aiguisons notre curiosité insatiable et faisons de l’adaptabilité notre seconde nature. Il ne s’agit plus de tenter de rivaliser avec l’algorithme, mais de le dépasser en développant ce qu’il ne pourra jamais simuler : l’intelligence émotionnelle, la nuance critique et la complexité culturelle.

Le tsunami est là, certes, mais ne nous contentons pas d’essayer de survivre. C’est l’occasion historique de redonner ses lettres de noblesse à l’intelligence humaine. Plutôt que de craindre la submersion, apprenons à dompter la vague pour naviguer vers de nouveaux horizons que la machine ne saura jamais imaginer.

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