La Reine Rouge est de retour et cette fois, elle est en silicium. Dans De l’autre côté du miroir, Lewis Carroll invente un monde où il faut courir de toutes ses forces pour ne pas reculer. Il fait dire à son héroïne : “Ici, tu dois courir le plus vite possible, juste pour rester à la même place.” C’est exactement ce que l’IA impose à notre monde. L’AGI, l’intelligence artificielle générale, capable d’accomplir toutes les tâches cognitives humaines, transforme le capitalisme en course sans ligne d’arrivée. Et seuls ceux qui courent très vite éviteront la relégation. Nous entrons dans l’ère d’un darwinisme algorithmique.
Dans un premier temps, on pourrait croire que la généralisation de l’accès à l’AGI (par API, open source ou modèles propriétaires bon marché) serait une bonne nouvelle : une égalité des chances cognitive, une économie libérée des barrières à l’innovation. En réalité, l’accessibilité généralisée à l’AGI transforme l’économie en champ de bataille, où la course ne s’arrête jamais, parce que tout le monde a désormais l’arme nucléaire cognitive. Un monde de Reine Rouge généralisé, où chaque acteur doit courir de plus en plus vite pour ne pas mourir, non parce qu’il manque d’outils, mais parce qu’il en dispose, comme tous les autres. Toutes les entreprises auront l’AGI. L’AGI sera là, partout. Comme l’électricité. Comme l’eau.
La démocratisation technologique abolit l’avantage comparatif. Quand tout le monde a l’arme absolue, ce n’est plus la possession de la technologie qui distingue, mais la capacité à s’en servir mieux, plus vite, plus brutalement. L’avantage se déplace de la technologie vers la vitesse de décision, la plasticité organisationnelle et le courage du pivot radical. La seule façon d’exister, c’est de trahir l’IA, de la tordre, de la dépasser. La stratégie devient une forme de sabotage créatif. La différenciation ne passe plus par l’intelligence, mais par le style, la mission et l’idéologie. Puisque l’intelligence devient une commodité, les marques, les dirigeants et les entreprises se différencient autrement. Par leur positionnement moral, par leur capacité à incarner une vision humaine dans un monde post-cognitif et par leur audace à transgresser les réponses de l’AGI quand elle devient trop homogène. L’identité devient plus stratégique que la performance. Ce qui compte, ce n’est plus la conformité à l’intelligence dominante, mais la capacité à surprendre, contourner et reconfigurer. Les bons élèves sont remplacés par les iconoclastes.
Quand tout le monde a l’arme absolue, ce n’est plus la possession de la technologie qui distingue, mais la capacité à s’en servir mieux, plus vite, plus brutalement.
Le capitalisme AGI est une guerre froide permanente entre entreprises équipées de la même super-intelligence, forcées de la domestiquer plus vite que leurs concurrentes. La Reine Rouge, autrefois métaphore biologique, devient la matrice cognitive du marché. Ce n’est plus la technologie qui fait la différence, mais l’aptitude humaine à s’auto-cannibaliser plus vite que ses concurrents. À terme, si l’AGI structure la quasi-totalité des décisions, des prédictions, des optimisations et des interactions, l’entreprise humaine devient une coquille vide autour d’un noyau algorithmique. Le capital humain est marginalisé. L’entreprise devient un exosquelette de l’AGI.
L’accès égalitaire à l’AGI ne crée pas un monde d’opportunités équilibrées. Dans ce monde, la seule alternative à la marginalisation, c’est l’augmentation. Fusionner avec l’AGI et repenser les modèles d’affaires autour d’elle. Et surtout, accepter que l’intelligence humaine a cessé d’être la frontière ultime de la valeur. Ne pas courir n’est plus une option.