Amid Faljaoui

Fusion Rossel–IPM : le choix de la dernière chance

La nouvelle est tombée sans fracas, mais elle signe une bascule majeure dans le paysage médiatique belge : Rossel absorbe IPM. Deux empires historiques de la presse francophone, longtemps concurrents, se retrouvent unis sous un même toit.

Cette fusion n’a rien d’un mouvement d’expansion euphorique ; elle est d’abord le symptôme d’un secteur sous tension, d’un modèle qui craque, et d’une presse quotidienne qui, aujourd’hui, ne meurt pas d’un manque de lecteurs… mais bien d’un manque de modèle économique.

Le pluralisme des titres reste bien sûr essentiel dans une démocratie. Mais la diversité éditoriale est devenue une chose fragile, car elle dépend de plus en plus d’une variable cruellement simple : la capacité à tenir financièrement. Et c’est bien là que le bât blesse. Si IPM se retrouve absorbé, ce n’est pas pour des raisons idéologiques, ni pour une volonté de tout concentrer. C’est parce que le groupe était affaibli, parce qu’il ne pouvait plus, seul, tenir la barre dans une tempête que connaissent tous les éditeurs. Rossel, de son côté, avait le choix : laisser son dernier grand concurrent vaciller, et risquer une image de monopole difficile à défendre, ou le racheter à bon prix, dans un cadre maîtrisé, avant que les politiques ne s’en mêlent. Il a choisi la deuxième option, et on peut le comprendre.

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Car les vraies causes de cette fusion sont plus profondes et bien plus structurelles. Pendant un siècle, les journaux ont vécu sur deux jambes solides : les ventes papier (abonnements et ventes en kiosque) et la publicité. Or, ces deux piliers se sont effondrés. Le papier, d’abord, décline inexorablement. Le lectorat vieillit, les coûts explosent, les rythmes ne collent plus aux usages numériques. La fin du contrat de distribution avec bpost, qui assurait un appui logistique majeur, a été un coup dur. En supprimant 100 millions d’euros de soutien indirect à l’échelle du secteur, l’État a accéléré un processus déjà en cours. Merci les politiques !

Mais c’est sur le terrain de la publicité digitale que la situation devient franchement critique. Aujourd’hui, 70 % de la publicité numérique en Belgique est captée par les GAFAM – Google, Meta, Amazon et consorts. Ces géants ne produisent aucun contenu, mais ils captent toute l’attention (le vrai pétrole aujourd’hui) et surtout toutes les données comportementales. Là où les médias traditionnels mesurent leur audience en clics et en durées de lecture, les plateformes, elles, analysent en temps réel nos émotions, nos hésitations, nos trajectoires. Elles vendent des profils, pas des pages vues. Résultat : les annonceurs préfèrent investir là où la performance publicitaire est ultra-ciblée. Les journaux, eux, se battent pour quelques miettes.

Et comme si cela ne suffisait pas, l’intelligence artificielle est en train d’achever le travail. Avant, un lecteur posait une question à Google et cliquait sur un lien vers un article du Soir ou de La Libre. Aujourd’hui, cette même question est posée à une IA – ChatGPT, Gemini, Perplexity – qui répond directement, avec un résumé synthétique généré à partir d’articles… mais sans que l’internaute n’ait besoin de consulter la source. Dans le cas de Google, c’est encore plus radical : le moteur affiche lui-même des résumés en haut de page, via ses nouveaux AI Overviews. Autrement dit, même les moteurs de recherche deviennent des concurrents directs de la presse, non pas en produisant de l’information, mais en la réemballant.

Pourquoi cette fusion change la donne pour la presse belge

Le pire, c’est que ce glissement est invisible pour le grand public. Le lecteur se sent informé, sans se rendre compte qu’il ne consulte plus les journaux. Et dans cette invisibilité, les médias perdent tout : leur audience, leur influence, et surtout leurs revenus. La production coûte toujours autant, mais ne rapporte plus rien.

Ailleurs en Europe, certains groupes ont tenté d’anticiper. En France, par exemple, Le Monde et Le Figaro ont misé sur des modèles freemium robustes, portés par des paywalls dynamiques et une stratégie produit très poussée.

Le point commun à la plupart des exemples européens ? Aucun n’a cru que la qualité éditoriale suffirait à garantir la pérennité. Tous ont compris que l’information, pour survivre, devait devenir un produit technique, structuré, pensé comme un service à valeur ajoutée. Ce n’est plus simplement une affaire de journalistes. C’est une affaire de data, de UX (experience utilisateur), de plateformes, de gestion fine de l’engagement. Et là-dessus, aucun média belge n’a les moyens d’avancer seul.

C’est pourquoi cette fusion, pour défensive qu’elle soit, est aussi sans doute salutaire. Car le vrai pluralisme, aujourd’hui, ne se joue plus dans le nombre de titres, mais dans la capacité à en assurer la viabilité. Le vieux débat entre monopole et diversité doit être repositionné : il ne s’agit plus de savoir combien de journaux existent, mais combien peuvent encore produire de l’information digne de ce nom.

Ce qui est contre-intuitif, mais essentiel à comprendre, c’est que la survie des journaux passera de moins en moins par la publicité – que les plateformes continueront à dominer – et de plus en plus par la capacité à faire payer le lecteur. On appelle cela le “reader revenue mode” : transformer l’attention en abonnement, et faire comprendre qu’une information gratuite, en réalité, coûte très cher – parce qu’elle est biaisée, récupérée ou vide. Encore faut-il convaincre le lecteur qu’un euro par jour pour une information fiable, c’est un investissement dans sa propre liberté.

C’est ici que se joue l’avenir. Et c’est pour cela que l’Autorité belge de la concurrence devra regarder au-delà des chiffres et des seuils classiques. Car en 2025, dire que Rossel détient 90 % du marché du papier, c’est un peu comme dire qu’un opérateur aujourd’hui détient 90 % du marché… du fax. La vraie bataille ne se joue plus là. Elle se joue dans les algorithmes, dans les interfaces, dans la captation du temps d’attention. Et elle ne se joue plus à Bruxelles ou à Namur, mais en Californie.

Oui, cette fusion soulève des questions. Mais elle mérite une chance.

Parce qu’à ce stade, il n’y aura pas de deuxième tour.

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