Au commencement était l’éden. Le World Wild Web, Internet ou le web, comme on l’appelait en 1995, était ce jardin à l’état natif que l’humanité commença à explorer avec émerveillement. Une terra incognita vierge et foisonnante où la connaissance poussait librement, connectée par les rhizomes des liens hypertextes. L’internaute y vécut en chasseur-cueilleur : il passait de site en site, il surfait à la découverte des autres, car le web était encore plat.
On se mit à découvrir frénétiquement de nouveaux continents (blogs, wikis, forums, etc.), arpentant le jardin commun sans plan préétabli. Chaque lien était une rencontre, un cul-de-sac ou un bug : la sérendipité était la loi de ce jardin et le “marabout-bout-de-ficelle-selle-de-cheval”, l’espéranto commun. Tout était décentralisation, enthousiasme de “faire soi-même”, croyance en un savoir collectif et ouvert.
L’algorithme pour domestiquer
Toutefois, beaucoup s’y perdirent et désertèrent. Le jardin devint le terrain de jeux des seuls geeks, qui se plaisaient dans ce foutoir incivilisé où tout était terriblement inefficace. Alors, au tournant du millénaire, certains se dirent qu’il était dommage pour le bien de tous de laisser un si bel endroit en jachère. Ils se mirent en tête de cultiver ce jardin pour le rendre plus accueillant, plus ordonné : le transformant en un endroit où chacun pouvait trouver ce qu’il cherchait et même se retrouver plus facilement. Ces bienfaiteurs cultivèrent ce jardin avec leurs moteurs de recherche pour en recueillir les semences. Ils le cartographièrent, éliminant les mauvaises herbes en montrant le chemin le plus court vers le fruit de nos recherches.
Un outil très efficace leur permit de domestiquer ce jardin : l’algorithme. Une serpe taillant les lianes pour éviter de se perdre dans la jungle. Une forme de serpent de la connaissance permettant à tous d’accéder à la connaissance immédiate.
La fin du plaisir de se perdre
Pour prix de cette efficacité, on céda le plaisir de se perdre : l’exploration devint requête et le promeneur se transforma en usager. Les chemins de traverse furent abandonnés au profit des autoroutes de l’information au fléchage clair. Le hasard foutraque remplacé par la suggestion calculée. On établit même des jardins clos pour se retrouver en groupes auxquels on donna le nom de “réseaux sociaux”, des domaines privés où chacun pouvait choisir son type d’enclos. On ne surfa plus : on se mit à “scroller” dans notre propre bulle, une serre où les algorithmes cultivaient des fleurs sur mesure, coupées des racines communes du jardin. Pour autant fut fait pour que l’on conservât l’illusion du choix. Et, au vrai, on s’y amusa beaucoup dans un premier temps, avant de comprendre que tout était trop balisé : le jardin était toujours là, mais le mystère s’était évaporé.
L’internaute – d’ailleurs faut-il encore l’appeler ainsi ? – n’arpente plus par lui-même ; il consulte les oracles génératifs.
L’IA générative, un ouragan vorace
Et soudain, sans crier gare, aux débuts des années 2020, un nouvel arrivant fait irruption, telle une tempête. Ce n’est plus un serpent mais un ouragan vorace : l’IA générative. Armé de ses robots conversationnels, elle archive et distille la récolte du jardin, pour en faire des élixirs sur mesure, où chaque goutte est calibrée pour l’individu, mais vidée de sa vitalité originelle. L’internaute – d’ailleurs faut-il encore l’appeler ainsi ? – n’arpente plus par lui-même ; il consulte les oracles génératifs. Il ne saisit plus les fruits de l’arbre ; il en reçoit des nutriments synthétiques.
En 2025, l’heure de la promenade est terminée : on s’adresse désormais à des guichets très aimables qui répondent à toutes nos demandes avec une empathie de synthèse. En 30 ans, internet, ce jardin vivant, est à l’abandon. Peut-être faudrait-il envisager de le cultiver à nouveau. Et pourquoi pas ailleurs, dans la vraie vie ?