Pierre-Henri Thomas

Donald Trump, c’est Trotski sans Marx

Pierre-Henri Thomas Journaliste

Mais quel rapport peut-il y avoir entre Lev Davidovitch Bronstein, alias Trotski, père de la révolution bolchevique assassiné au Mexique avec un pic à glace par un envoyé de Staline, et Donald Trump, alias Orange Man, l’actuel président des Etats-Unis ?

Imaginez un instant Léon Trotski, le révolutionnaire marxiste, aux lunettes rondes et à la barbichette triomphante se promener à Mar-Lago, en compagnie de Donald Trump, bras-dessus bras-dessous. À première vue, les comparer semble absurde. Trotski, assassiné en 1940 au Mexique sur ordre de Staline, rêvait d’un socialisme mondial. Trump, lui, rêve de murs frontaliers et de baisses d’impôts pour les riches. Et pourtant, creusez un peu, et une vérité dérangeante émerge : leurs méthodes pour conquérir le pouvoir partagent une troublante parenté. Alors non, Donald Trump ne lit pas Trotski entre deux posts sur son réseau social. Mais sa stratégie politique emprunte au même manuel. Les deux hommes, à un siècle d’écart, sont des ingénieurs du chaos, des maestros de l’instabilité qui ont compris une chose essentielle : un système peut être renversé non par la force brute, mais par une disruption incessante, avec quelques techniciens disposés dans des lieux stratégiques.

Un examen attentif de leurs stratégies politiques révèle une convergence étonnante : tous deux ont su faire de l’instabilité un outil redoutable pour conquérir et conserver le pouvoir. Tous deux, pour prendre le pouvoir, se sont appuyés sur des groupes restreints et tous deux  ont visé les nœuds technologiques plutôt que le contrôle de grandes institutions.

Evidemment, le maître en la matière, celui qui a inventé le concept de chaos perpétuel, qu’il appelait « révolution permanente », c’est Trotski. Donald Trump n’est qu’un disciple apparu un siècle plus tard.

Trotski sans Marx

Pour Léon Trotski, la révolution ne pouvait pas s’arrêter avant d’atteindre l’objectif ultime de la dictature du prolétariat et de la mise en commun des moyens de production. Le chaos, pour Trotski, était le moteur indispensable de ce changement radical, celui qui pouvait seul déboulonner les institutions et le mode de penser bourgeois.

De même, depuis son entrée en scène en 2015, Trump a transformé la politique américaine en un cirque permanent de crises. Il attaque les médias, qu’il appelle les “ennemis du peuple”, dénigre les juges, purge les agences fédérales, et vilipende aussi bien les démocrates que les républicains qui osent s’écarter de sa ligne. Même l’université de Harvard ou les droits des minorités dans l’armée n’échappent pas à ses diatribes. Chaque scandale – et il y en a eu beaucoup – devient une opportunité pour rallier sa base, convaincue qu’il est la victime d’un establishment corrompu. C’est Trotski sans Marx : une prise de pouvoir conservatrice qui prospère sur le désordre.

Le DOGE, une tactique trotskiste

Le parallèle devient encore plus frappant quand on examine les tactiques. Trotski, comme l’a noté Curzio Malaparte dans son ouvrage de 1931, Technique du coup d’État, a compris que l’État moderne est vulnérable non pas à cause de ses institutions politiques, mais de ses infrastructures techniques. En 1917, il a suffi de quelques milliers de techniciens et d’une poignée de cibles stratégiques pour faire basculer Petrograd. Trump, lui, applique une version moderne de cette logique. Oubliez le Congrès ou les ministères : il gouverne par décrets, contourne les « checks and balances », et s’appuie sur une troupe d’assaut numérique – ses fidèles sur les réseaux sociaux – pour propager son message et discréditer la presse traditionnelle, taxée de “fake news”. Le sociologue Dominique Desjeux, citant Malaparte, voit dans le projet du DOGE (Department of Government Efficiency, piloté par Elon Musk jusqu’à très récemment) une tentative de démanteler l’État fédéral de l’intérieur, non pas par des votes législatifs, mais par une mainmise sur les leviers techniques du pouvoir. « Le démantèlement de l’État fédéral suit la même logique, note-t-il. Le DOGE conquiert l’État sans s’occuper du Congrès pour mettre en place une dictature ». Il n’y a pas que le DOGE. Le démantèlement d’une série d’agences fédérales, les purges au Pentagone et au FBI, le gouvernement par décret évitant systématiquement tout vote au Congrès, tout cela procède de la même idée.

Pour prendre le pouvoir en octobre 1917, Trotski ne s’est pas appuyé sur une grande armée. « Pour s’emparer de l’État moderne, dit Trotski, il faut une troupe d’assaut et des techniciens : des équipes d’hommes armés, commandées par des ingénieurs. » La troupe d’assaut de Trotski, un ou deux milliers d’ouvriers, de soldats et de matelots, a pris la gare de Saint-Pétersbourg (qui s’appelait Petrograd), quelques ponts stratégiques, les gazomètres, le télégraphe, …  Elle a paralysé la logistique, alors que le gouvernement en place s’attendait à des assauts contre les ministères, le parlement (la Douma), les bâtiments symboliques du pouvoir.

Parallèlement, Donald Trump est parti à l’assaut des ministères américains avec quelques centaines de fidèles, il a assis son pouvoir sur les réseaux sociaux, il a démonétisé la presse classique, qualifiée de « fake news »,  a, de la même manière, affaibli les velléités d’opposition aux Etats-Unis.

Un problème technique

Bien sûr, les objectifs divergent. Trotski voulait abolir le capitalisme ; Trump veut le doper, du moins pour ses alliés milliardaires. L’un visait la dictature du prolétariat, l’autre vise la dictaure familiale. Mais ce qui rend la comparaison inquiétante, c’est ce qu’elle révèle sur notre époque. Les démocraties modernes, comme Malaparte l’écrivait il y a près d’un siècle, sont fragiles. Non pas à cause de leurs idéaux, mais de leur complexité : « La nature particulière de l’État moderne, la complexité et la délicatesse de ses fonctions, la gravité des problèmes politiques, économiques et sociaux qu’il est appelé à résoudre, en font le lieu géométrique des faiblesses et des inquiétudes des peuples, augmentant ainsi les difficultés à surmonter pour assurer sa défense, écrivait en 1931 l’auteur italien. L’État moderne est plus exposé qu’on ne croit au danger révolutionnaire […] La raison d’être de ce livre est de montrer que le problème de la conquête et de la défense de l’État n’est pas un problème politique, que c’est un problème technique, que l’art de défendre l’État est régi par les mêmes principes qui régissent l’art de le conquérir, que les circonstances favorables à un coup d’État ne sont pas nécessairement de nature politique et sociale et ne dépendent pas de la situation générale du pays. »

Les institutions, qu’il s’agisse du FBI, du Pentagone ou du système électoral, reposent sur une confiance implicite et des mécanismes techniques vulnérables. Trump, sans jamais avoir ouvert un livre de Trotski, a intuitivement saisi cette faiblesse. En semant le doute, en polarisant, en paralysant les canaux d’information traditionnels, il fragilise la démocratie elle-même. Donald Trump, sans l’avoir lu, a bien assimilé la technique trotskiste du coup d’Etat.

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