Diego Velázquez, lanceur d’alerte

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Paul Vacca
Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Nous n’avons certainement jamais autant consommé ni confectionné d’images qu’aujourd’hui, via tous nos écrans. Et pourtant, peut-être n’avons-nous jamais été aussi démunis par rapport à celles-ci. Effrayés ou fascinés par les deepfakes ou les poussées de l’IA, nous nous contentons bien souvent, à propos des images, d’une alternative simpliste : vraie ou fausse ? Comme si l’image se réduisait à n’être qu’un fac-similé, plus ou moins fidèle, de la réalité.

Pourtant, 350 ans avant Instagram et TikTok, le peintre baroque espagnol Diego Velázquez nous lançait déjà une alerte : l’image n’est pas une copie de la réalité, mais une construction. Si quelques années avant lui, un autre Espagnol, Miguel de Cervantès, avait démonté avec brio le mécanisme des fake news et des moulins à vent dans Don Quichotte, Velázquez s’attache, en 1656, à déconstruire le pouvoir subtil et pernicieux des images dans son tableau le plus célèbre Les Ménines.

Depuis mercredi dernier, dans les salles de cinéma, L’Énigme Velázquez, un documentaire signé Stéphane Sorlat, nous plonge au cœur du tableau exposé au Prado à Madrid, qui nous propose une scène à la cour d’Espagne. L’infante Marguerite-Thérèse est entourée de ses dames de compagnie (les “ménines”), d’un nain, d’un bouffon et de plusieurs autres figures. L’artiste se représente lui-même en train de peindre, tandis qu’un miroir dans le fond reflète les figures du roi Philippe IV et de la reine Marie-Anne d’Autriche.

Le film de Stéphane Sorlat capte la fascinante étrangeté qui jaillit de ce tableau où réalité et fiction se fondent dans des jeux de miroirs et de représentations : l’artiste joue avec ses personnages mais aussi avec nous, spectateurs, nous plongeant dans ce réseau complexe de regards. Car qui regarde qui ? Sommes-nous à la place du roi et de la reine ou bien à celle du peintre ? Qu’est-ce qui est finalement représenté dans ce tableau ? Le roi et la reine d’Espagne, dont la présence n’est qu’un reflet ne renforce-t-elle pas leur statut de figures centrales et insaisissables du pouvoir étant à la fois sujets, objets et spectateurs du tableau en train de se peindre ?

L’image n’est pas une copie de la réalité, mais une construction.

Soit une magistrale et vertigineuse méditation sur le pouvoir, sur l’image et sur le regard qui fascinera bon nombre d’artistes comme Manet, Salvador Dalí (“Il n’y a que deux génies de la peinture : Velázquez et moi”) et Picasso. De même que de nombreux intellectuels y verront un moment-clé dans l’histoire de la peinture : le philosophe espagnol Ortega y Gasset y verra la prescience de la crise de la représentation et de la subjectivité du spectateur de l’époque moderne et le philosophe français Michel Foucault le passage de l’ordre de connaissance médiéval, où le monde est un texte divin à déchiffrer à celui de la connaissance classique reposant sur la représentation et l’ordre visible des choses.

Le documentaire de Stéphane Sorlat épouse avec maestria la nature de son sujet offrant une diffraction de points de vue d’experts se répondant dans des jeux de miroirs complices, mais aussi une odyssée majestueuse sur le fleuve des talents de Velázquez qui irrigue sa postérité jusqu’à aujourd’hui. Nous donnant ainsi à voir ce qu’un peintre baroque du 17e siècle peut encore nous enseigner à l’ère des selfies ou des “bons moments de TV” dans le bureau ovale de la Maison Blanche. Alors qu’aujourd’hui, nombre d’expositions de peintres proposent des expériences immersives via l’IA ou des innovations de réalité augmentée (AR) et virtuelle (VR), L’Énigme Velázquez nous plonge lui au cœur de l’expérience picturale en s’appuyant sur deux technologies éprouvées et indépassables : l’intelligence humaine et la puissance du regard.

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