Bruno Colmant
Dette publique : l’Europe face à ses contradictions
A quelques semaines des élections, le Parlement européen a validé la réforme des règles budgétaires de l’Union européenne, censées garantir le redressement des finances publiques. De manière certes modulaire, ces autorités européennes remettent donc en avant les barrières budgétaires de Maastricht concernant la dette publique, qui ne doit pas dépasser la valeur de référence de 60 % du produit intérieur brut (PIB), et le déficit public qui ne doit pas excéder la valeur de référence de 3 % du PIB.
Malheureusement, ce calcul fractionnel élémentaire porte un message politique occulte et extrêmement puissant. En effet, dès les années nonante, il était évident que le coût du vieillissement de la population allait entraîner deux effets négatifs, à savoir une moindre croissance, et surtout une augmentation des dépenses sociales liées à ce même vieillissement. Ces critères budgétaires avaient donc pour objectif de déconstruire les modèles d’États sociaux, ce qui est toujours la doxa européenne quand elle exige des réformes structurelles, c’est-à-dire l’adoption d’un modèle plus néolibéral. Au reste, les autorités européennes ont toujours promu le concept de « dévaluation compétitive » qui consiste à privilégier le chômage à l’inflation, ainsi que la BCE l’a martelé en 2022.
Mais alors, quel est le fondement de cette décision européenne qui est loin d’être anodine, alors que de nombreux pays, dont la Belgique, sont à des distances stratosphériques de ces critères réaffirmés par le Parlement européen ? Est-ce la réhabilitation d’un vieux totem qui n’aura plus d’autre mérite que d’exister ? Serait-ce alors une ordonnance divine émanant d’une technocratie olympienne, à la légitimité démocratique contestable, au sein de laquelle des cénacles politiques de rencontre décident de la vie des peuples. C’est plausible et cela expliquerait la réhabilitation de ces critères alors que le coût du vieillissement de la population commence à submerger les finances publiques et que d’immenses investissements publics doivent être réalisés dans de nombreux domaines, tels que l’énergie et la réhabilitation environnementale.
Mais, en vérité, je crois que l’affirmation de ces critères est le reflet d’une démarche politique soigneusement réfléchie et qui s’inscrit dans la droite ligne de l’action de la Commission européenne actuelle. Il s’agit de forcer les États à orienter leurs finances publiques vers l’abandon graduel d’une solidarité sociale. Le cas des pensions belges est très révélateur. Ce système, d’origine bismarckienne, est fondé sur une solidarité intergénérationnelle, certes coûteuse, mais garante de la cohésion sociale. À cette réalité, les instances européennes préfèrent la migration vers un système d’individualisation de la couverture sociale.
Ceci étant, il est vrai que nos économies sont dans un piège : le piège de la dette.Ce problème ne fait pas la une des congrès politiques — et c’est d’ailleurs un problème continental, voire mondial — mais il est important. Nos sociétés sont trop endettées, que ce soit à travers l’endettement public ou privé. Cette situation suscite de la croissance. Mais un excès d’endettement public nuit à cette dernière puisque les pouvoirs publics ne sont pas en situation de pouvoir faire face à des chocs conjoncturels ou parce que les intérêts des dettes sont trop importants par rapport aux capacités fiscales d’un État.
Le problème est que les dettes publiques sont mécaniquement vouées à augmenter dans le contexte structurel du vieillissement de la population, qui combine deux effets défavorables : une moindre croissance et des dépenses sociales plus élevées. De surcroît, les investissements publics, délaissés, voire même contrariés par les contraintes associées à l’euro, vont devoir être redéployés par l’endettement public dans des domaines clés (énergie, remédiation environnementale, infrastructures de divers ordres, etc.).
Donc une variable va devoir dévisser : les États ne respecteront pas les critères de Maastricht et seront confrontés à un endettement croissant en déni des critères de Maastricht, ou la BCE sera obligée de refinancer les États par une création monétaire de nature inflationniste, alors qu’elle a augmenté ses taux d’intérêt pour contrer cette même inflation. Le risque, c’est donc que les instances européennes soient discréditées au motif que leur arithmétique est incohérente avec les réalités sociopolitiques, ou pire, de voir les citoyens rejeter l’Europe et d’attribuer à tort à ces instances la source de tous les maux sociétaux.
Mais alors, comment trancher ce nœud gordien, sachant que les États-Unis sous une présidence de Trump (mais peut-être même sans cette présidence) vont certainement combattre leur endettement croissant par une politique de taux d’intérêt bas alimentés par une création monétaire de la Federal Reserve.
Par l’inflation et des taux d’intérêt bas. Soit exactement le scénario que la BCE voulait éviter. Mais qui est connu dans l’histoire sous forme de « répression financière ». Cela signifie que l’épargnant bancaire qui a dû, au cours des trois dernières années, perdre 25 % du pouvoir d’achat de ses économies va continuer à être « réprimé ». Cela pose des questions sociales et éthiques évidentes. Dont on ne parle malheureusement pas…
Tout ceci ne signifie pas qu’il faille s’abandonner au laxisme budgétaire. Au contraire ! Mais il y a une autre façon d’aborder les choses, c’est de réformer en profondeur les systèmes fiscaux et sociaux dans le sens d’une participation plus juste de tous les citoyens aux biens publics et aux dépenses sociales selon leurs moyens. Ce chantier, qui ferait l’honneur de tout gouvernement belge, devrait être son principal objectif. À mon estime, l’erreur européenne serait donc de renouer avec une vision austère et protestante des finances publiques qui, entre 2009 et 2012, a failli anéantir toute la zone euro. Durant ces années, l’euro s’était trop apprécié, contribuant à la récession qui avait accompagné la crise des subprimes et la crise des dettes souveraines. L’Europe fait désormais face à des défis budgétaires d’une envergure inouïe, dont son réarmement et sa remédiation climatique. Une contraction budgétaire serait donc de nature à l’affaiblir et à alimenter un risque de récession dont la désindustrialisation est un des symptômes.
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