Bruno Colmant

Des États sous l’étau des titans économiques

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Contrairement aux prédictions de certains économistes, la mondialisation n’a pas conduit à l’adoption d’un modèle de concurrence parfaite, que l’on considère pourtant comme le plus équitable et juste sur le plan théorique.

La concurrence parfaite, en principe, garantit une répartition optimale des ressources, une égalité des chances pour tous les acteurs économiques, et une maximisation du bien-être collectif. Dans ce modèle, les entreprises devraient être incapables d’influencer les prix, le marché étant régulé par une multitude d’acteurs de taille similaire, assurant ainsi une concurrence saine et équitable.

La réalité de la mondialisation a pris une direction radicalement différente. Loin de favoriser une compétition généralisée entre entreprises de taille moyenne, elle a engendré l’émergence de giga-entreprises, des multinationales puissantes qui dominent aujourd’hui des marchés entiers. Ces entités, grâce aux économies d’échelle qu’elles sont capables de réaliser à l’échelle globale et à leurs capacités d’absorber leurs concurrents émergents, ont consolidé leur pouvoir et leur influence, à la fois dans les marchés nationaux et internationaux. En exploitant les avantages liés à la mondialisation — libre circulation des capitaux, des biens, et des services, délocalisation de la production vers des régions à faible coût de main-d’œuvre —, elles ont renforcé leur position de manière exponentielle, écrasant la concurrence plus petite.

Ces entreprises bénéficient d’une double dynamique. D’une part, elles profitent d’un marché globalisé, où les barrières commerciales ont été réduites et où elles peuvent imposer leur présence de manière quasi monopolistique dans de nombreux secteurs. D’autre part, elles ont su utiliser leur puissance économique pour influencer les régulations en vigueur. Contrairement aux entreprises de taille moyenne ou aux PME, elles disposent des ressources financières et humaines nécessaires pour faire face à la complexité croissante des normes, des législations et des règlements, souvent façonnés à leur avantage grâce à des réseaux de lobbying sophistiqués et à des armées d’experts juridiques.

Cette réalité a créé un environnement paradoxal où la mondialisation, censée favoriser l’ouverture des marchés et la libre concurrence, a au contraire consolidé un pouvoir oligopolistique. Ce sont désormais quelques méga-entreprises qui détiennent un contrôle démesuré sur l’économie mondiale, dictant les règles du jeu, souvent avec la complicité des États eux-mêmes. Ces derniers, confrontés à des multinationales dont les chiffres d’affaires dépassent parfois leur propre PIB, se trouvent dans une position de vassalisation, incapables de réguler efficacement ces mastodontes économiques.

Simultanément, le cadre réglementaire devient de plus en plus contraignant pour les entreprises de taille moyenne. Celles-ci, moins armées que les grandes multinationales, peinent à suivre le rythme des évolutions réglementaires. Les normes environnementales, fiscales, de sécurité ou encore de protection des données, bien qu’indispensables, sont souvent d’une complexité telle que seules les grandes entreprises peuvent s’y conformer sans difficulté majeure. Pour les plus petites structures, ces obligations deviennent un véritable fardeau administratif et financier, limitant leur capacité à innover, à se développer, et parfois même à survivre. La mondialisation, qui devait a priori bénéficier à tous, a ainsi accentué les inégalités entre les entreprises, renforçant les plus puissantes tout en étouffant les plus vulnérables.

En conséquence, le modèle de concurrence parfaite est devenu une chimère. Loin de représenter un marché idéal où chacun aurait une chance égale de prospérer, l’économie mondiale contemporaine ressemble plutôt à une ploutocratie, d’origine essentiellement américaine dans le domaine digital. Ce terme, issu du grec ancien et signifiant littéralement « le gouvernement par les riches », décrit parfaitement la situation actuelle : un petit nombre d’entreprises et d’individus extrêmement riches et puissants dominent l’économie, en façonnant les règles du jeu à leur avantage, au détriment de la majorité. Les États, souvent dépassés, assistent, impuissants, à cette concentration de pouvoir.

Cette évolution est d’autant plus troublante qu’elle semble s’inscrire dans une logique presque intemporelle. L’histoire économique mondiale a souvent été marquée par des phases de concentration du pouvoir entre les mains de quelques acteurs dominants. Cependant, la mondialisation, par son ampleur et son impact sans précédent, a accéléré ce phénomène à une échelle planétaire, renforçant un ordre économique où la compétition parfaite semble désormais hors de portée.

Ainsi, l’étrange aboutissement de la mondialisation n’est pas la concurrence généralisée et équitable, mais un monde où une poignée de géants économiques impose sa loi, créant un déséquilibre croissant entre les différentes forces du marché. Dans ce contexte, la question qui se pose est la suivante : comment rétablir un équilibre où les règles du jeu seraient réellement équitables pour tous ? Peut-être qu’une refonte des cadres réglementaires, accompagnée d’une volonté politique forte, pourrait permettre de redonner aux petites et moyennes entreprises la place qu’elles méritent dans l’économie mondiale.

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