Sans doute vous êtes-vous déjà posé cette question : si la situation se présentait, me conduirais-je en héros ? Eh bien, l’actualité nous offre justement une mise en pratique intéressante. Aux dernières nouvelles, la Maison Blanche aurait établi ce qu’elle a appelé sa “loyalty list“, à savoir un classement “secret” des 553 entreprises et groupes classés selon leur degré de soutien à ses politiques, avec des catégories “faible”, “modéré” ou “fort” suivant leur niveau de loyauté.
Peut-être trouverez-vous que cette méthode aux relents de maccarthisme est proprement scandaleuse ? D’ailleurs, ne devrait-il pas y avoir une levée de boucliers contre cette pratique inique, contraire à la tradition américaine du rule of law ? Et pourtant, tendez l’oreille : pas une seule grande entreprise pour protester publiquement.
Les explications existent. Il y a certainement la peur, toujours bonne conseillère pour ne rien faire : la crainte des représailles qui, on l’a vu, agissent chez Donald Trump comme des couperets. Un peu d’opportunisme aussi, car certains peuvent même espérer profiter de ces politiques. Et puis, avec des marchés boursiers euphoriques et des dividendes élevés pour les dirigeants, est-il vraiment opportun d’exprimer ses réticences ? Tout CEO ne doit-il pas faire preuve de résilience face aux “chocs”. Après la crise financière, la pandémie, la guerre en Ukraine, les outrances du président actuel ne sont qu’une réplique de plus, après tout.
Il est tout à fait compréhensible que les entreprises américaines ne s’opposent pas à Trump. Toutefois, l’héroïsme ne commande-t-il pas justement de passer outre ses intérêts immédiats pour un dessein supérieur. Mais pourquoi les CEO le feraient-ils ? Rien ne les y pousse. Ni les consommateurs ni l’opinion publique ne les pointent du doigt. Alors, au nom de quoi un dirigeant sortirait-il de son silence ? Si les consommateurs sanctionnaient l’alignement avec Donald Trump, ce mutisme deviendrait une lâcheté et une faute professionnelle. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui.
C’est bien là le nœud du problème : quel héroïsme y a-t-il aujourd’hui à s’opposer au président américain ? S’il existait au moins un conflit existentiel identifié, un socle de résistance, une ligne de fracture palpable, la prise de parole d’un CEO contre le pouvoir politique prendrait alors un caractère épique : il constituerait un acte de panache pour le bien commun.
Mais que sauverait un CEO en exprimant publiquement son désaccord ? Bien peu de choses. Dans un contexte où le trumpisme est parvenu à se normaliser, ce coup d’éclat serait non seulement risqué, mais aussi un coup d’épée dans l’eau : le sacrifice ne vaut que s’il existe dans la balance un gain au moins symbolique. L’opposition, aujourd’hui, n’est qu’un choix à somme nulle : on s’expose à des représailles politiques, sans qu’elle soit reconnue comme un acte de bravoure. L’équation est piégée : lutter contre la couardise ambiante ne ferait même pas de vous un héros, juste un loser.
Donald Trump a installé un équilibre de la lâcheté où chacun se tait, non par adhésion, mais parce que le silence est le choix le plus rationnel.
Car Donald Trump est parvenu à installer un équilibre de la lâcheté où chacun se tait, non par adhésion, mais parce que le silence est le choix le plus rationnel, tant que les autres se taisent aussi. C’est la victoire politique suprême : se rendre inattaquable en désactivant les conditions mêmes de l’héroïsme. En absence de panache possible, le silence devient la norme.
Mais la véritable bravoure ne se reconnaît-elle pas au fait d’affronter le danger malgré tout ? Sommes-nous, en tant que citoyens, encore prêts à croire aux grands gestes et à récompenser le courage ? Comment s’étonner qu’il n’y ait plus de héros dans une société qui a cessé de croire en l’héroïsme ?
Suivez Trends-Tendances sur Facebook, Instagram, LinkedIn et Bluesky pour rester informé(e) des dernières tendances économiques, financières et entrepreneuriales.