Ça fait au moins 30 ans que ça marche. Mantra idéal pour vous rallier un auditoire, démarrer une chronique ou vous indigner, “ça fait 30 ans” est un passe-partout que vous pouvez utiliser pour déplorer qu’”on n’a rien fait pour l’école”, “que les classes moyennes trinquent” ou “que les dépenses vont à vau-l’eau”. Universel, il ne connaît pas de frontière idéologique : un progressiste verra dans ces trois décennies un appel à réformer, un révolutionnaire un prétexte pour tout renverser et un conservateur un signal d’alarme pour restaurer les valeurs d’antan.
Soyez sans crainte, personne ne vous sommera de vous justifier en vous demandant ce qui s’est passé en 1995. Tout le monde aura bien compris que ce “30 ans” ne constitue pas une information. Il ne renvoie à aucun événement précis : c’est juste un sésame rhétorique, un clin d’œil entre gens qui savent. D’ailleurs, chacun y projettera ce qu’il voudra : la chute du mur, le tournant néolibéral, la montée du wokisme, les réseaux sociaux, l’explosion numérique… dans une sorte de Fin de l’Histoire pour les Nuls.
“Trente ans” produit l’effet de halo idéal. Choisir 2, 5, 10 voire 20 ans, vous obligerait à désigner précisément un coupable et à justifier l’urgence. Alors qu’avec 30 ans, vous êtes tranquille: vous restez suffisamment brumeux pour faire naître un spectre sans visage. Un exercice d’aquaplanning temporel qui vous pose en expert de la longue durée sans aucune exigence d’historicité.
C’est aussi le laps de temps parfait pour vous forger un alibi en béton et un coupable idéal. Trois décennies, c’est trop lointain pour qu’on vous soupçonne d’y avoir participé, mais suffisamment proche pour que les responsables puissent être encore désignés. Vous pouvez alors sans crainte vous plaindre d’un désastre hérité sans jamais avoir à admettre votre propre part, ni celle de votre audience. Mieux encore, cela vous place sur un piédestal au-dessus de ceux qui, “depuis 30 ans”, ne font rien ou ruinent tout. C’est la temporalité digne d’un stratège qui vous taille une stature de lanceur d’alerte courageux s’insurgeant contre l’immobilisme ou la dérive des décennies passées.
Floue sur le passé, cette pépite rhétorique vous offre aussi le loisir de l’être sur l’avenir. Il vous dispense ipso facto de mettre les mains dans le cambouis et de vous fatiguer à trouver des solutions concrètes. Elle vous donne les coudées franches pour évoquer la réinvention, le sursaut républicain, la remise en cause de nos égoïsmes, la sortie de la zone de confort ou de l’euro, le sens retrouvé du risque, l’imagination au pouvoir…
Floue sur le passé, cette pépite rhétorique vous offre aussi le loisir de l’être sur l’avenir.
Toutefois, soyons honnête, ce mantra tridécennal présente un inconvénient de taille. Il risque fort d’anesthésier toute velléité de changement que vous appelez pourtant de vos vœux. Vouer les décennies passées aux gémonies, c’est faire miroiter le changement en l’empêchant d’être effectif. Car en désignant les problèmes comme si profondément ancrés, en les essentialisant, vous distillez fatalement un parfum d’aquoibonisme : à quoi bon agir, en effet, si l’échec est si ancien, si profond, si systémique ?
Mais faut-il s’en plaindre après tout ? Si le problème persiste, cela ne confirme-t-il pas l’expertise de votre diagnostic initial ? Et puis, cela ne vous rend-il pas plus indispensable encore ? Car si, par malheur, le changement advenait concrètement, à quoi serviriez-vous encore ?
Proposer de tout changer pour que rien ne bouge est la garantie d’un business durable. Une recette qui date de bien plus que 30 ans : de Catilina à Zemmour, des vendeurs d’idéal aux posts inspirés de LinkedIn, elle est peut-être aussi vieille que le monde.