Bruno Colmant

Bitcoin, dollar et instabilité: l’effondrement des certitudes monétaires?

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

La monnaie a été capturée par les États au rythme de la formation des États-nations. L’économiste allemand Georg Friedrich Knapp (1842-1926), auteur de Théorie étatique de la monnaie publiée en 1905, avait défendu l’idée d’une monnaie étatique sans valeur intrinsèque ni garantie par l’or, pourvu qu’elle soit garantie par l’État, puisque la monnaie est une émanation de la loi. Knapp a établi la théorie économique chartaliste, affirmant que la monnaie découle de la loi. Cela permet d’y associer un « cours légal », mais ce n’est pas suffisant : il faut un référent de confiance, que ce soit l’État ou une banque centrale.

Dans le cas du bitcoin, l’éthos de confiance provient d’un ensemble de mécanismes liés au réseau. C’est donc un phénomène d’ordre monétaire, même si les cryptomonnaies ne peuvent pas encore être associées à un marché ayant un rôle transactionnel majeur ni à un circuit bancaire de prêts et d’emprunts. Le bitcoin est ainsi, pour l’instant, une monnaie de stock, qui ne réunit pas encore tous les attributs d’une monnaie complète.

Mais considérons les ambitions de Donald Trump et d’Elon Musk, qui souhaitent que les États-Unis construisent un stock stratégique de cryptomonnaies, probablement acquises en dollars. Cela confère, très indirectement, une certaine légitimité, voire un « pseudo cours légal », à ces cryptomonnaies. Toutefois, comme elles peuvent être produites n’importe où dans le monde, les États-Unis cherchent à dominer leur production, ce qui est cohérent avec leur logique géopolitique.

Il n’y aurait alors qu’un pas à franchir pour instaurer un flux bancaire de cryptomonnaies (car sinon, pourquoi constituer un stock stratégique ?). À ce stade, ces cryptomonnaies pourraient devenir des monnaies à part entière, capables de pénétrer le monde des transactions commerciales et financières.

Les États-Unis se retrouveraient alors avec un système « bi-métallique » (au sens moderne), c’est-à-dire deux monnaies en circulation. Ce scénario renvoie à la loi de Thomas Gresham (1519-1579), qui avait observé que « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Lorsque deux monnaies coexistent, les agents économiques préfèrent conserver et thésauriser la « bonne » monnaie, tout en utilisant la moins crédible pour leurs échanges, afin de s’en débarrasser rapidement.

Dans cette hypothèse, la « mauvaise » monnaie pourrait devenir le dollar. Si tel était le cas, cela pourrait entraîner une implosion du système monétaire mondial, bien plus grave que la décision américaine de 1971 d’abandonner la convertibilité du dollar en or. Entre cette date et la fin des années 1970, le cours de l’or avait été multiplié par 16.

Mais il faut aller plus loin : ceci ramène aux théories de Friedrich Hayek (1899-1992), un économiste libertarien (comme Musk), qui rejetait l’interventionnisme étatique et réfutait le privilège régalien de battre monnaie, qu’il considérait comme usurpatoire. Cet économiste austro-britannique appelait à un libre arbitre monétaire et à l’abolition du monopole d’impression monétaire par les banques centrales. Il considérait que la souveraineté monétaire et l’interférence de l’État étaient les principaux dangers qui menaçaient le fonctionnement harmonieux de la monnaie.

Hayek prônait un système de concurrence entre différentes monnaies, privées et publiques, au sein duquel la monnaie la moins fiable aurait conduit à thésauriser la monnaie la plus pérenne. En se faisant l’adepte de l’axiome de David Ricardo (1772-1823), énoncé en 1817, selon lequel « l’expérience montre que jamais un État ou une Banque n’a disposé d’un pouvoir illimité d’émission de papier-monnaie sans en abuser », il plaidait pour la dénationalisation, voire le démantèlement, de la monnaie dans un système de concurrence.

Son argument reposait sur l’idée que la monnaie était politisée. Selon Hayek, dans un tel système, les monnaies fragiles auraient disparu par sélection naturelle, tandis qu’une quête infinie (et donc jamais aboutie) du monopole monétaire se serait instaurée. Cette coexistence contemporaine de monnaies régaliennes et de cryptomonnaies ou de monnaies privées exige de citer cet économiste. L’idée de Hayek rend impossible l’atteinte d’un état monétaire stationnaire, car toute monnaie dominante serait constamment défiée par une autre.

Je pense que, aussi fraîches soient-elles, ces idées sont démenties par la réalité : la stabilité de la monnaie et la prévisibilité de sa valeur sont des conditions nécessaires à l’épargne et à l’investissement. Cependant, rien n’est impossible dans le domaine de la symbolique, à laquelle la monnaie appartient pleinement. Et je crains que les prochaines années soient pleines de (mauvaises) surprises monétaires.

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