Qui sait ? Sans elle, Matisse, Modigliani ou Picasso ne seraient peut-être pas devenus ce qu’ils sont. Les artistes qu’elle défendait l’avaient d’ailleurs surnommée la petite “mère Weill”. C’est dire l’influence de ce “petit bout de bonne femme”, galeriste téméraire tapie dans l’ombre des monstres sacrés. Ironie du sort : Berthe Weill, qui semblait préférer l’ombre, se voit soudain projetée dans la lumière. Le musée de l’Orangerie à Paris lui consacre, jusqu’au 26 janvier 2026, une exposition intitulée Berthe Weill, galeriste d’avant-garde, tandis que paraît chez Flammarion la première biographie qui lui est dédiée : Berthe Weill – Marchande et mécène de l’art moderne, signée Marianne Le Morvan, chercheuse indépendante et commissaire d’exposition.
Cette biographie se dévore comme un roman. L’autrice nous embarque dans l’effervescence des débuts de l’art moderne à Paris. Soit Berthe Weill qui, entre 1901 et 1940 et de galerie en galerie, organise plus d’une centaine d’expositions, publie des centaines de bulletins au style inimitable et révèle au public plus de 300 nouveaux artistes. Autant de batailles menées sabre au clair contre les académismes, la xénophobie, le masculinisme et deux guerres mondiales.
Mais que l’on ne s’attende pas à lire un de ces biopics botoxés à la sauce hollywoodienne. Ici, ni de limousine interminable ni de romances frelatées ; ni de bamboches babylonesques ni de descente aux enfers ; ni d’histoire de vengeance ni de rédemption ; pas plus que de vie brisée ou de destin tragique comme ceux qu’ont connus les collectionneurs Nissim de Camondo ou Charles Ephrussi. C’est là tout le charme de la trajectoire de Berthe Weill, à la fois passionnante et divinement “donquichottesque” : à la fois Odyssée éperdue au royaume de la curiosité et Iliade implacable où s’exalte sa pugnacité d’amazone pour défendre ses galeries.
Ainsi, Marianne Le Morvan parvient-elle à nous livrer le portrait enchanteur d’une superhéroïne de l’ombre. Comment, malgré des moyens modestes et un puissant esprit d’indépendance, allant jusqu’à lui faire refuser tout compromis (mariage inclus), Berthe Weill deviendra un vecteur essentiel dans la reconnaissance des grands noms des avant-gardes : elle sera la marraine du fauvisme, du cubisme, de l’École de Paris et celle, bien rare en ces temps, des femmes artistes comme Émilie Charmy ou Suzanne Valadon.
Au fil des pages, on découvre ses superpouvoirs : derrière ses lorgnons, un regard laser, capable de détecter avant tous les autres la fibre d’un artiste en devenir, nos “signaux faibles” ; une énergie herculéenne au service de ceux qu’elle défend ; un fluide d’alchimiste pour transmuer la marginalité en légitimité artistique ; et par-dessus tout, la liberté, son ébouriffante liberté de ton et de pensée.
Sans Berthe Weill, Matisse, Modigliani ou Picasso ne seraient peut-être pas devenus ce qu’ils sont. C’est dire l’influence de cette galeriste téméraire tapie dans l’ombre des monstres sacrés.
Or, une fois le livre refermé, une question s’invite : que diable ferait la “mère Weill” de ses superpouvoirs aujourd’hui ? L’art ne s’est-il pas invité partout sur les écrans, dans la publicité, les fils Instagram et les défilés de mode ? Elle qui ferraillait contre les rigides académismes porterait peut-être son combat vers les nouveaux pourvoyeurs des canons esthétiques et les algorithmes, leurs alliés objectifs.
Son combat ne serait peut-être plus de secouer l’indifférence, mais contre l’indifférenciation de notre âge liquide. “Et pan dans l’œil !”, pourrait-elle encore lancer, comme en 1933. À l’heure du “slop”, cette bouillie numérique qui nous envahit, elle serait à coup sûr cet œil libre qui, non content d’avoir terrassé l’invisible, viendrait nous sortir de notre torpeur à l’ère de l’hypervisibilité.
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