J’arrive progressivement au terme de mon métier d’enseignant universitaire, et j’ai eu l’occasion de constater l’ampleur du changement comportemental des étudiants, nourris, entre autres, par des échanges Erasmus. Le niveau de maturité, de créativité, d’innovation, et — oserais-je le dire — de désobéissance des étudiants a augmenté, et c’est très bien comme cela.
Il y a des décennies, le professeur était trop souvent le bredouilleur d’un syllabus à peine mis à jour au cours d’une monotone vie répétitive, tandis que les changements sociologiques l’ont désormais conduit à exiger d’autres compétences, puisque le savoir du professeur n’est plus le canal obligé du transfert de compétences, mais un des nombreux vecteurs, à côté de la somme des sources d’informations qui est offerte par internet, les moteurs de recherche et désormais l’intelligence artificielle.
Aujourd’hui, le professeur doit guider l’intuition, s’appliquer à amplifier l’esprit critique, à canaliser le raisonnement que des bulles algorithmiques capturent au détriment de l’érudition, et surtout faire des étudiants, dans une grande ouverture d’esprit et sans aucune manipulation, des observateurs différents des matières enseignées. C’est dans cette quête de sens, d’éthique et de rigueur méthodologique que se trouve aujourd’hui la valeur ajoutée de l’enseignement.
Le rôle du professeur est de surprendre, en créant ces liens inattendus entre des matières que les outils digitaux, dont personne ne sait comment ils sont formatés, ne suggèrent pas, bref, de déployer l’humanisme, c’est-à-dire apprendre à apprendre.
Mais cela, c’est le bon côté des choses. Car il y a d’autres constats, beaucoup plus alarmants.
Tout d’abord (mais c’est peut-être moi qui suis peut-être devenu un bredouilleur), le niveau d’attention des étudiants décroît, d’année en année.
L’ordinateur portable est devenu le bloc-notes d’antan, mais il permet toutes les interactions sur les sites et réseaux sociaux, au sein desquels tout, absolument tout est fait pour distraire, jusqu’à créer l’anxiété de rater une impulsion digitale. Il en va de même avec une addiction aux smartphones, vecteurs de nouvelles de toutes les tribus, souvent éphémères, auxquelles les étudiants appartiennent.
Et le danger est là, au-delà de la distinction entretenue par l’addiction numérique : il ne faut pas que le ressenti superficiel soit plus crédible que la somme des savoirs. Et c’est véritablement à ce niveau qu’un professeur a un rôle essentiel dans le développement de l’esprit critique.
Et, en vérité, je réalise aussi que l’écrit n’est peut-être plus le bon support d’apprentissage : l’oral s’y substitue, avec le risque évident d’une incapacité à greffer des informations dans un espace stable. Or il faut cet espace, comme un fait d’histoire ou de géographie doit se situer dans des lignes de temps ou des espaces balisés.
Et puis, il y a le danger de l’intelligence artificielle, qui pourrait, je le crains, induire une paresse par délégation de l’apprentissage à la machine. Face à la tentation de la facilité déléguée aux algorithmes, le professeur devient un garant de l’effort intellectuel et de la profondeur de l’analyse. Dans ce cadre, certains préconisent l’arrêt des études. Je crois le contraire : plus la machine s’impose, plus il faut étudier et se former grâce à tous les supports qui nous sont accessibles.
Et je garde une conviction, que j’ai toujours transmise à tous les étudiants auxquels j’ai eu l’honneur d’enseigner : il faut, sans cesse ni répit, amplifier sa culture générale pour développer une intuition éduquée.