Face aux écarts de prix constatés chez Colruyt entre les différentes régions, l’idée d’imposer des tarifs uniformes semble logique. Pourtant, une étude de l’UCLouvain révèle un paradoxe : cette mesure pourrait, au contraire, faire grimper les prix. Explications.
Début octobre, une enquête de la RTBF révélait que chez Colruyt, un même panier de courses peut coûter jusqu’à 14% plus cher en Wallonie qu’en Flandre. Face à cette disparité, pourquoi ne pas appliquer une uniformisation des prix à travers le pays ? Une étude de l’UCLouvain démontre qu’imposer des prix identiques partout pourrait avoir un effet contre-intuitif : faire grimper les prix pour tous.
« Un pouvoir d’oligopole »
Dans une étude récente publiée dans la revue Regards Economiques, Paul Belleflamme, professeur d’économie à l’UCLouvain, explique pourquoi cette différenciation tarifaire est possible en Belgique. Le nombre limité de compétiteurs dans la grande distribution confère à chaque enseigne un “pouvoir d’oligopole” leur permettant de fixer leurs prix. Par ailleurs, l’arbitrage des consommateurs reste faible : malgré les écarts, le confort des habitudes l’emporte souvent sur les économies potentielles à réaliser en changeant de magasin.
Le piège stratégique des prix uniformes
L’étude soulève une paradoxe : adopter des prix uniformes peut s’avérer stratégiquement plus rentable pour les enseignes. Le modèle théorique de Dobson et Waterson (2005) démontre qu’en s’engageant à fixer des prix nationaux, une entreprise envoie un signal clair à ses concurrents sur les marchés locaux disputés : elle ne s’engagera pas dans une guerre des prix. Les concurrents, rassurés, peuvent eux aussi maintenir des prix élevés. Résultat : la concurrence s’apaise, les marges augmentent… et les prix grimpent.
“L’uniformisation des prix au niveau national agit comme un point de coordination qui stabilise le marché”, explique Paul Belleflamme. En d’autres termes, les prix uniformes deviennent un mécanisme de coordination tacite qui atténue la concurrence.
Les leçons de l’expérience britannique
Une étude britannique menée entre 1999 et 2000 illustre cette réalité. Sur quinze grandes chaînes de supermarchés, huit pratiquaient des prix uniformes, sept des prix locaux, avec des écarts allant de 4,3% à 19,2% entre magasins d’une même enseigne. Face à des plaintes similaires, la Commission de la concurrence a envisagé d’imposer l’uniformisation mais y a renoncé après simulations : ces mesures seraient “soit indésirables, soit disproportionnées, soit difficiles à mettre en œuvre”.
Plus récemment, une étude sur le marché des appareils photo confirme que la tarification nationale s’avère plus rentable pour les grandes chaînes établies, tandis que les discounters tirent profit d’une adaptation locale.
Des effets contrastés
Prix locaux et prix nationaux présentent donc chacun avantages et inconvénients. Les prix adaptés localement permettent de bénéficier de tarifs réduits là où la concurrence est forte, mais créent une perception d’iniquité. Les prix uniformes offrent une équité apparente, mais peuvent faire grimper les prix dans les zones disputées.
“L’adoption de prix locaux ou nationaux modifie la répartition du bien-être entre les consommateurs : certains gagnent et d’autres perdent selon la localité où ils font leurs achats”, résume dans son étude Paul Belleflamme.
Renforcer la concurrence plutôt que réglementer
Pour l’économiste, le débat est mal posé. “Plus vive est la concurrence, plus bas sont les prix, qu’ils soient locaux ou nationaux”, conclut-il. Le vrai enjeu n’est pas de choisir entre prix locaux et nationaux, mais de renforcer la concurrence partout.
Dans ce contexte, les consommateurs disposent d’un levier : leur mobilité. Plus ils comparent les prix et diversifient leurs lieux d’achat, plus la pression concurrentielle augmente. La solution apparemment simple des prix uniformes pourrait donc bien se révéler plus complexe qu’il n’y paraît.