Seules 10% des transactions boursières sont décidées par des humains
Les investisseurs commencent à se détourner des marchés et les chocs boursiers se multiplient. La place prise par les transactions algorithmiques y serait-elle pour quelque chose ?
Le mois de décembre 2018 a été agité, dans une mesure que l’on n’avait plus vue depuis longtemps. Janvier s’est, lui aussi, ouvert sur d’importantes fluctuations des cours. La très faible volatilité de ces dernières années est subitement devenue de l’histoire ancienne.
La première question à se poser est naturellement celle de la cause de cette rupture. D’aucuns montrent du doigt le trading algorithmique, en vogue depuis une dizaine d’années. On estime que plus de la moitié des transactions en actions américaines sont gérées par des algorithmes, dont, en particulier, les transactions à haute fréquence et les fonds spéculatifs quantitatifs gérés sur la base de modèles mathématiques (les fonds quant). Pour certains, le recours à l’intelligence artificielle rend les marchés plus sensibles aux chocs et aux krachs ; pour d’autres, on assiste tout simplement à un retour à la normale.
Explosion des transactions algorithmiques
” Le trading algorithmique a fait son apparition sur les marchés il y a une vingtaine d’années, relate Dave Murphy, de la plateforme boursière paneuropéenne Equiduct. Chez Equiduct, nous attirons les deux extrêmes en termes d’ordres boursiers : d’une part, nous représentons les teneurs de marché électroniques, dont les transactions et les ordres sont entièrement gérés par des algorithmes ; de l’autre, nous enregistrons les nombreux ordres que nous adressent les investisseurs particuliers, auxquels aucun algorithme ne peut convenir. ”
L’émergence des transactions à haute fréquence a nettement réduit les ‘spreads’, ce qui est bon pour tous les investisseurs. La liquidité, à l’inverse, a littéralement explosé.” Vincent Van Dessel (Euronext Bruxelles)
La notion de trading algorithmique est vaste. ” Il convient d’opérer une distinction entre les algorithmes qui se contentent d’exécuter des ordres de Bourse et ceux qui prennent réellement des décisions “, poursuit Dave Murphy. La part des uns et des autres au sein du volume négocié total est difficile à déterminer. ” Tous nous parviennent sous la dénomination d’algorithmes “, ajoute notre interlocuteur. Même Euronext Bruxelles ne peut apporter davantage de précisions.
Certaines estimations circulent néanmoins. D’après la banque d’affaires Goldman Sachs, 65% des transactions en actions seraient dirigées par des algorithmes ; les rapports seraient de 50% pour les contrats futures et de 40% pour les options. Il y a 15 ans, ces chiffres étaient de 40% inférieurs. Goldman Sachs qualifie par ailleurs le phénomène d’essentiellement américain, puisque 65% des transactions boursières exécutées outre-Atlantique le sont de cette manière. En Europe, le rapport est de 45%, en Asie, de 40%. D’après JP Morgan, seules 10% des transactions en actions américaines seraient le résultat de décisions humaines.
Liquidités algorithmiques
Un rapport de Goldman Sachs décrit les nouveaux risques liés au commerce guidé par l’intelligence artificielle ; il critique particulièrement les transactions à haute fréquence qui, estime-t-il, ” connaissent le prix de tout, mais la valeur de rien “.
Le trading à haute fréquence est, en effet, controversé. Son principe consiste à adresser aux marchés boursiers, à la vitesse de l’éclair, un nombre astronomique d’ordres, en prenant tour à tour des positions acquéreuses et vendeuses. Imaginez que vous mandatiez votre banque ou votre courtier pour vendre un paquet d’actions au prix unitaire de 10,16 euros au moins ; si, le même jour, un fonds de pension cherche à acquérir ces titres pour 10,18 euros, la Bourse devrait normalement apparier ces deux ordres. Mais selon toute probabilité, un trader à haute fréquence va acquérir vos actions au prix que vous en demandez, pour les revendre au fonds au prix offert en gardant pour lui la différence ( spread). Les principaux traders à haute fréquence sont les américains Citadel, Virtu et Jump Trading et les néerlandais Optiver et Flow.
Le trading à haute fréquence a de nombreux avantages, estime Vincent Van Dessel, le patron d’Euronext Bruxelles : ” Il a nettement réduit les spreads, ce qui est bon pour tous les investisseurs. La liquidité, à l’inverse, a littéralement explosé : il y a 20 ans, 5% seulement des transactions enregistrées sur le parquet bruxellois étaient le fait de traders étrangers, contre 98% aujourd’hui. Le nombre de transactions a été multiplié par huit “. Ce qui, naturellement, génère davantage de revenus pour Euronext.
Reste à savoir dans quelle mesure la liquidité due aux transactions à haute fréquence est durable et stable. ” Il est vrai que quand tout se passe bien, les transactions à haute fréquence injectent énormément de liquidités dans les marchés “, confirme Didier Sornette, expert ès bulles, physicien et responsable du département Risques liés à l’entreprise de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. ” Mais en cas de panique boursière ou de flash crash, les traders revoient à la baisse les volumes qu’ils négocient et, partant, pèsent sur la liquidité. ”
Une étude récemment menée par l’université de Vienne pointe du doigt le rôle à double tranchant des transactions à haute fréquence en cas de malaise boursier. Tant qu’aucune nouvelle importante n’est attendue, elles s’apparentent à un parfait apporteur de liquidités, ce qui stabilise le marché ; mais dans les minutes qui précèdent une annonce, elles se retirent massivement, pour revenir en force juste après. Plus grave encore : elles changent de casquette en cas d’événement extrême ou de longue période d’incertitudes. Après le référendum sur le Brexit, par exemple, elles ont cessé de huiler les marchés en leur adressant des ordres d’achat et de vente pour, à la place, suivre activement la tendance.
Les auteurs du rapport de Goldman Sachs s’interrogent eux aussi sur la robustesse des liquidités générées par les transactions à haute fréquence. ” La rapidité a remplacé les capitaux “, déplorent ces spécialistes, qui doutent que les transactions à haute fréquence reposent sur suffisamment de capitaux pour continuer à alimenter les marchés si les cours venaient à dévisser. Pour eux, les intervenants humains sont toujours plus aptes à apprécier les informations d’importance fondamentale et à agir en fonction. Pour le dire autrement, ces nouvelles liquidités n’ont pas encore été mises à l’épreuve d’une véritable récession ou d’un krach boursier.
Didier Sornette va jusqu’à questionner l’intérêt du système : ” Les besoins internationaux, pour le négoce en devises, atteignent quelques centaines de milliards de dollars par jour, cite-t-il à titre d’exemple. Cela suffit à soutenir les flux d’importations et d’exportations mondiaux. Mais les volumes négociés quotidiennement sur les marchés des devises sont 100 fois plus importants. Est-ce bien utile ? ”
Fonds “quant”
C’est depuis un loft aménagé à Haarlem, aux Pays-Bas, que le Luxembourgeois Oliver Ruppert gère son fonds AlgoSight. ” Nous ne sommes pas un trader à haute fréquence, mais pas non plus un investisseur de long terme, synthétise-t-il. Nous conservons chaque position pendant quelques jours en moyenne. ” Les décisions d’achat et de vente sont intégralement prises par des algorithmes. ” Nous analysons les indicateurs et disposons d’une série de stratégies pour réagir en fonction des résultats obtenus “, poursuit-il.
” Aussi complexe qu’il puisse paraître, le terme ‘algorithmique’ désigne tout simplement la réalisation d’une idée, précise notre expert. Nous utilisons des algorithmes pour exécuter des ordres de Bourse, mais aussi pour détecter certains comportements sur le marché. ” Celui de tel ou tel CEO qui achète massivement des actions de sa propre entreprise, par exemple. ” Cette information peut inciter notre système à agir. Notre but est d’éliminer toute intervention humaine “, souligne-t-il.
AlgoSight est une sorte de fonds spéculatif. Les fonds spéculatifs sont souvent mis sur le même pied que les transactions à haute fréquence en cas d’effet de distorsion sur les marchés. Les fonds spéculatifs quantitatifs gérés à l’aide de modèles portent le nom de fonds quant – ils sont de plus en plus nombreux. Les fonds quant gèrent un peu moins de 1.000 milliards de dollars dans le monde entier.
C’est comme s’il s’agissait d’une ruée, à l’occasion de laquelle des milliers de traders anxieux de réussir utiliseraient de nouveaux outils pour dénicher des opportunités.” Didier Sornette (expert en matière de bulles)
Le Belge Peter Cauwels, chercheur à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, a développé un algorithme destiné au marché des contrats futures sur le pétrole à l’occasion de sa participation, en compagnie de Didier Sornette, à l’étude académique sur la formation de bulles dans les marchés financiers. ” Les algorithmes sont surtout efficaces en cas de tendance nette, dans le contexte de la technique du momentum trading, résume-t-il. Les algorithmes qui suivent une tendance sont plus faciles à développer. Se laisser porter est rémunérateur. Les algorithmes axés sur les ruptures ont moins de succès en Bourse : les renversements de situation ne se produisent pas toujours au moment espéré ; dans l’intervalle, la tendance se poursuit et l’investisseur perd de l’argent “, conclut-il.
Or, c’est dans l’effet suiveur, qui accentue souvent la tendance, que se cache le risque. ” Les algorithmes de momentum sont purement procycliques, ce qui n’est pas bon pour les marchés “, avertit Peter Cauwels. Oliver Ruppert admet l’existence de cette dynamique, mais nuance : ” Les algorithmes qui surfent sur une tendance acheteuse ou vendeuse peuvent effectivement intensifier les mouvements de cours. Le phénomène s’est fréquemment produit entre 2010 et 2015 “. Mais le danger est désormais moindre : ” Nombreux sont les algorithmes qui ont été modifiés pour que cela n’arrive plus “, annonce-t-il.
Peu importe qu’ils soient humains ou informatiques : les comportements grégaires ont toujours existé sur les marchés, ajoute Didier Sornette. ” Imaginez qu’un ami vous donne un conseil d’achat ou de vente, que vous répétez à d’autres : si chacun le suit, un momentum va émerger “, décrit-il. Reste que les fonds quant et les transactions à haute fréquence peuvent accélérer l’effet boule de neige.
Pour Didier Sornette, l’explosion des transactions algorithmiques n’est que la suite naturelle d’une évolution apparue il y a des décennies : ” C’est comme s’il s’agissait d’une ruée, à l’occasion de laquelle des milliers de traders anxieux de réussir utiliseraient de nouveaux outils pour dénicher des opportunités “. D’après lui, c’est une erreur que de vouloir attribuer le tumulte qui règne sur les marchés aux seuls tradings à haute fréquence et fonds quant : ” La volatilité renoue avec des niveaux normaux. C’est son extrême faiblesse passée qui était anormale. Elle était due aux banques centrales, qui maintenaient à des niveaux artificiellement bas les primes de risque des marchés, gonflant, ce faisant, les cours. Les risques liés aux inégalités et aux troubles sociaux que cette situation engendre sont beaucoup plus importants “, affirme le spécialiste… des risques.
Le plus grand flash crash de ces dernières années est survenu le 6 mai 2010. En moins de 40 minutes, l’indice S&P 500 a dégringolé de 8%, avant de repartir à la hausse. Cette plongée soudaine a été provoquée par une réaction en chaîne entre divers algorithmes, elle-même due à un trader isolé qui, depuis le domicile de ses parents, dans un faubourg de Londres, avait manipulé les cours de contrats ” e-mini ” S&P 500 futures au moyen d’un logiciel qu’il avait fait développer dans ce but. La manipulation avait incité l’algorithme d’un fonds d’investissement américain à vouloir vendre un nombre anormalement élevé de ces ” e-mini “. Comme ceux-ci sont un baromètre du sentiment général sur les marchés, il s’en est suivi une vague de cessions aux Etats-Unis, qu’est venu renforcer le comportement de vente agressif des transactions à haute fréquence.
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