Les détenteurs belges d’emprunts russes s’appuient notamment sur le fait que certains investisseurs dont les avoirs sont gelés en Russie devraient être indemnisés en puisant dans les avoirs russes actuellement gelés.
Depuis plus d’un siècle, les ayants droit des épargnants belges qui avaient investi dans des emprunts émis par la Russie tsariste se battent pour tenter de récupérer une partie de leurs avoirs. Ces obligations, émises avant la Révolution russe de 1917 et annulées par le régime bolchevique en 1918, représentent une dette qui n’a jamais été honorée pour les créanciers belges, contrairement à ceux d’autres pays comme la France ou le Royaume-Uni.
Plus de dix milliards d’euros
Mais d’abord, de combien parle-t-on ? Selon certaines estimations, plus de 200.000 Belges avaient acheté des emprunts russes avant 1914, pour un montant de plus de 500 millions de francs or de l’époque, soit, au vu du cours de l’or, 10,5 milliards d’euros actuels. Quant aux avoirs financiers et aux biens de Belges en Russie, ils se seraient montés à au moins 550 millions de francs ou 11,5 milliards d’euros. Si l’on additionne titres et avoirs russes, on arrive à un total de 21,5 milliards d’euros . Ces montants pourraient d’ailleurs être considérablement plus élevés si l’on tenait compte des intérêts courus.
En fait, la Belgique est un cas quasiment unique de non-indemnisation : la Suède, le Canada, l’Estonie, l’Allemagne, les Etats-Unis, les Pays-Bas, l’Italie, la Suisse… ont négocié des accords après la chute du mur de Berlin. En droit international, un état reste redevable de sa dette même s’il y a un changement de régime. Et même si la Russie actuelle ne reconnaît pas la dette de l’empire tsariste, elle a consenti à indemniser de nombreux pays étrangers dans les années 90 parce que lors de la chute du mur, elle avait besoin de s’ouvrir au marché international des capitaux. Par ailleurs, la Russie a également fait valoir d’anciens droits remontant à l’époque tsariste. Elle a ainsi obtenu la restitution de la cathédrale orthodoxe de Nice, qui appartenait à la famille impériale.
Dossier mal ficelé
La Belgique n’est cependant jamais parvenue à faire entendre sa voix. Pourquoi ? Parce qu’elle s’y est prise assez tard et que, selon les détenteurs belges d’emprunts russes, le dossier n’a pas été bien ficelé. Des négociations furent en effet menées par les Affaires étrangères en 2001 et 2005, en marge d’Europalia, le festival des arts qui mettait la Russie en avant cette année-là. Le Président russe de l’époque – c’était déjà Vladimir Poutine -, avait laissé entendre qu’il était prêt à discuter d’une indemnisation pour les détenteurs des emprunts d’État, mais pas des titres de sociétés privées.
Malgré tout, le dossier belge comprenait les deux, en raison notamment des lourds investissements qui avaient été réalisés par des entreprises belges. « En 1900, la Belgique est le premier investisseur étranger en Russie, où elle devance même les grandes puissances industrielles que sont la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne », rappelle l’Association belge des Scriptophiles (ABS), en première ligne pour la défense des intérêts des porteurs de titres russes. Mais la Russie ne voulait pas ouvrir la boîte de Pandore en acceptant pour la première fois d’indemniser les détenteurs étrangers d’actions d’entreprises privées nationalisées par le régime bolchevique. En introduisant quand même une demande sur ces titres, à côtés des emprunts d’Etat, notre pays a donc laissé passer sa chance.
Je confisque, tu confisques
La guerre en Ukraine et le gel des avoirs russes logés chez Euroclear ont cependant relancé ce dossier. On parle en effet beaucoup des 180 milliards d’avoirs russes gelés chez Euroclear en raison des sanctions. On parle moins de la mesure de rétorsion prise par la Russie : Moscou a confisqué les avoirs d’entreprises occidentales actives en Russie, et notamment des fonds détenus par des Occidentaux auprès du dépositaire russe NSD. On parle de plusieurs milliards d’euros. Euroclear envisage de rembourses ces investisseurs, qui sont aussi ses clients, en allant puiser dans les avoirs russes gelés. Dans ce contexte, les détenteurs de titres russes historiques font valoir qu’ils pourraient être indemnisés, voire remboursés, eux aussi.
On pourrait rétorquer : est-ce bien le moment de demander des réparations à la Russie alors que tous les efforts devraient être concentrés vers l’Ukraine ? « C’est un faux dilemme, répond l’ABS. L’un n’empêche pas l’autre. Une partie des avoirs bloqués pourrait financer la reconstruction de l’Ukraine, l’autre indemniser les victimes historiques belges ». C’est en tout cas la solution que préconisent les détenteurs d’emprunts russes.
Il faut passer par l’Europe
Ce ne sera pas facile. Interrogé par l’ABS sur ce dossier, le professeur Olivier Dopagne (UCLouvain) estime que « si l’idée est de faire confisquer par la Belgique une partie des avoirs russes actuellement bloqués chez Euroclear en vue d’une indemnisation des porteurs belges spoliés, le problème de base reste l’immunité d’exécution de la Russie sur ses avoirs souverains. L’atteinte à l’immunité pourrait éventuellement être justifiée par les contre-mesures (sans qu’il soit besoin de chercher une dette de la Belgique à “effacer” par compensation de dettes), si et seulement s’il s’agit bien de réagir à un fait illicite imputable à la Fédération de Russie et d’obtenir la réparation d’un dommage subi par l’Etat belge en propre (ou ses ressortissants, mais ceux-ci devraient alors avoir en principe épuisé les recours disponibles en Russie au préalable), et étant entendu que l’on retrouverait alors le problème actuellement discuté par rapport à l’Ukraine – un État peut-il confisquer des avoirs souverains étrangers au titre des contre-mesures, c’est-à-dire exécuter lui-même d’office sa créance sur les biens de l’Etat étranger ? ».
De plus, il faudrait porter ce dossier devant l’Union européenne car « le gel actuel des avoirs russes est une mesure de l’UE », rappelle Olivier Dopagne, qui précise que « cette mesure est spécifiquement destinée à contraindre la Russie à cesser son agression et à se réserver pour l’UE une possibilité de transférer ces avoirs au profit de l’Ukraine le cas échéant en tant que réparations de guerre ».
La confiscation des avoirs russes détenus par Euroclear et l’obtention du consentement de l’Europe ne sont pas impossibles, « vu les arguments juridiques importants en faveur des porteurs belges de dettes de l’Etat russe ou garanties par celui-ci, observe l’ABS. Encore faudrait-il que le gouvernement belge, même s’il a tout à y gagner, accepte de reprendre le dossier en main et de porter cette question devant les autorités compétentes », ajoute l’association.