Sur un marché locatif déjà sous tension, l’essor de l’intelligence artificielle et des outils numériques provoque une « ubérisation » des états des lieux. Un phénomène risqué pour le secteur, qui voit affluer des prestataires peu, voire pas qualifiés. Résultat: les erreurs se multiplient dans les rapports… et les litiges aussi.
À l’aide d’outils numériques et d’applications tout-en-un, de nombreuses personnes non-qualifiées proposent désormais leur service sur le marché locatif. Pour un prix soi-disant compétitif, ils réalisent l’état des lieux d’un logement, étape indispensable lors de la location d’un bien. Mais ces « experts auto-proclamés » manquent pourtant de compétences et les logiciels ne sont pas toujours adaptés. Un risque grandissant pour les propriétaires-bailleurs et les locataires, prévient Jérôme Delforge, membre de l’Ordre des Géomètres et expert du secteur.
Des états des lieux qui manquent de précision
Quels sont les risques pour le locataire et/ou le propriétaire lorsque l’état des lieux est réalisé sans intervention d’un professionnel qualifié?
« On a pas mal de retours de confrères qui sont de plus en plus confrontés à des états des lieux faits par des gens qui n’ont aucun titre », explique Jérôme Delforge. Ceux-ci réalisent leur rapport à l’aide de tablettes et de logiciels standardisés. La promesse? Un gain de temps… et donc d’argent. Or, si ces applications donnent l’illusion d’un travail bien fait, c’est souvent l’inverse qui se produit.
L’état des lieux est une analyse complète et minutieuse de chaque élément qui compose un bien immobilier. L’objectif est d’offrir un inventaire et une description détaillée de l’état dans lequel se trouve le bien, tant à l’entrée qu’à la sortie d’un locataire. Le problème, avec ces applications standardisées, c’est qu’elles manquent de précision et de nuance.
« Vous avez un menu déroulant, avec des éléments à cocher, pièce par pièce. Par exemple, on sélectionne ‘Living’, et on retrouve une série de questions : ‘Est-ce qu’il y a du parquet? Oui. Non. ‘Est-il en bon état?’ Oui. Non. Et donc, de ces cases prédéfinies à cocher, il ressort plus ou moins un texte. Mais celui-ci est assez lacunaire », prévient l’expert. Impossible de préciser si la menuiserie est haut-de-gamme ou non, si le parquet est en chêne massif ou stratifié. Or, une rayure ne peut être jugée de la même manière sur l’un ou l’autre matériau.
Trop de photos, pas assez de texte
Quelle est la plus grosse absurdité ou erreur que vous ayez constatée dans un état des lieux fait par une application?
Dans un bon état des lieux, c’est le texte qui a le plus d’importance. Il doit certes comprendre des photos mais ne doit pas se limiter à cela. Une description minutieuse et exhaustive est nécessaire. « C’est ce qui pêche un peu pour l’instant », constate Jérôme Delforge. « Ces experts auto-proclamés, qui n’ont pas les compétences, se reposent un peu trop sur des photos. »
Or, la jurisprudence spécifie bien que le simple fait de citer quelque chose, et de renvoyer à un reportage photographique, ne veut pas dire que c’est en bon ou en mauvais état. « Il faut non seulement citer, mais apprécier les choses. Par exemple décrire si le lavabo est en faïence, en céramique, en acrylique, en parfait état ou dégradé. Et surtout, comment il a été dégradé. »
Sans procès-verbal, pourtant prévu par la loi, il y a également un risque d’abus. « On s’est rendu compte qu’avec l’IA, on peut facilement transformer une photo », explique l’expert. « Par exemple, si je prends une photo de 5 clés qui ont été remises à l’entrée, je peux tout à fait détourer une des clés, l’enlever de la photo, et prétendre en sortie locative que je n’en ai reçu que 4. »
La photo ne peut rien prouver, tandis qu’un texte – dont une copie est gardée par l’expert – n’est pas falsifiable. « On ne peut pas tricher. »
Explosion des litiges auprès du juge de paix
Est-ce que vous avez déjà été confronté à un litige causé par un état des lieux automatisé ou mal réalisé?
« Oui, on en a malheureusement toutes les semaines », déplore Jérôme Delforge. La cause? L’impossibilité, pour les experts, de défendre correctement les intérêts des deux parties en sortie locative. Et de jouer correctement leur rôle de médiateur.
« Je vais un peu caricaturer, mais très souvent, le propriétaire a tendance à penser que son logement était en parfait état au moment de la mise en location. À l’inverse, le locataire estime généralement que le bien présentait déjà de nombreux défauts à son entrée. C’est pourquoi il est essentiel d’adopter une posture pédagogique.
Dans ce contexte, les photos peuvent, par exemple, permettre de clarifier une situation lorsqu’un locataire affirme que le four était déjà abîmé à son arrivée, alors même que l’état des lieux le décrit comme impeccable. La photo devient alors un élément d’apaisement: elle permet d’objectiver les faits et d’éviter les conflits.
Cela dit, il arrive que les visuels ne soient pas suffisamment explicites. Il m’arrive de devoir dire: ‘Écoutez, je suis désolé, mais d’après la photo, je ne parviens pas à évaluer si le parquet présentait déjà ce choc.’ Et en l’absence de description textuelle, je ne peux alors pas retenir le dommage dans l’état des lieux de sortie. Le locataire en bénéficie, mais le bailleur n’est pas content. »
Sans texte, il est difficile de trouver un accord qui satisfera les deux parties. Résultat: on observe une multiplication des dossiers de plainte auprès des juges de paix.
Un risque pour le marché locatif
Est-ce que vous pensez qu’à terme, les juges risquent de refuser les rapports qui ne seront pas réalisés par des experts reconnus?
« C’est un grand débat. Un juge, par définition, ne peut pas refuser un rapport parce qu’il n’a pas été fait par un géomètre-expert. Alors on essaye effectivement de sécuriser un peu la profession », précise l’expert.
D’autant qu’il y a déjà une tension sur le marché locatif. Les prix sont assez élevés, les rendements pour les bailleurs diminuent. Les locataires ont de plus en plus de mal à louer des biens parce que les prix sont élevés. Et le PEB n’arrange rien. « Si vous rajoutez à cela une insécurité juridique par rapport à la sortie locative, c’est un réel problème », prévient le membre de l’Ordre des Géomètres.
« Notre plus grande crainte, c’est que l’état des lieux réalisé par les experts – qui est donc sécurisé et qui évite beaucoup de litiges – devienne marginal. Nous redoutons que, pour économiser 20 ou 30 euros, les plus gros gestionnaires se dirigent vers l’état des lieux de tablettes, qui est certes esthétique mais qui n’est pas du tout sécurisé ».
Le risque, c’est qu’à moyen terme – dans deux ou trois ans – un grand nombre d’entrées locatives soient effectuées via ce type d’outils numériques, avec pour conséquence une explosion des conflits. « On préfère avoir une discussion ouverte et que tous les acteurs du secteur fassent des choix en connaissance de cause. »
Combiner IA et expertise
Est-ce qu’il y aurait un cadre idéal dans lequel on pourrait intégrer intelligemment la technologie dans votre métier?
« Le cadre idéal, ce serait de fixer de manière plus précise ce que doit contenir un état des lieux. Imposer un socle de connaissances minimum, une expertise. La profession de géomètre-expert est réglementée, mais le titre d’expert ne l’est pas. Pour moi, ce serait donc très important que ce soit légiféré. »
Et utiliser l’intelligence artificielle?
« D’un point de vue technologique, l’IA va plutôt intervenir dans la retranscription, dans la mise en page ou dans l’aide à la production du rapport », ajoute Jérôme Delforge. « Mais actuellement, si vous uploadez une photo dans une IA, elle ne pourra jamais décrire une armoire en détails, préciser le type de matériau utilisé ou même son état. »
Et de conclure : « Je pense qu’il faut être sensible à ça : ne pas être réfractaire à la technologie, mais pouvoir l’adapter et l’utiliser en fonction de ses évolutions. »