Palais Stoclet: ceux qui ont une trop belle maison doivent-ils craindre l’ouverture forcée au public?
Le palais Stoclet devra probablement bientôt ouvrir ses portes quelques jours par an au public. Un projet d’ordonnance en ce sens vient d’être voté. De quoi faire vaciller le principe de propriété privée ?
Le palais Stoclet, situé avenue de Tervuren à Woluwé-Saint-Pierre, est depuis de nombreuses années l’objet de multiples fantasmes. Un fantasme entretenu par un certain mystère. Le bâtiment qui recèle d’incroyables merveilles, dont une fresque de Klimt, n’a encore jamais été ouvert au grand public. Seuls quelques privilégiés lors d’évènements privés auront pu y pénétrer.
Une œuvre totale
Cet hôtel particulier a été construit entre 1905 et 1911 par l’architecte autrichien Joseph Hoffmann pour Adolphe Stoclet et son épouse Suzanne Stevens. À la croisée de l’Art nouveau et de l’art déco, il est ce qu’on appelle un Gesamtkunstwerk, soit une Œuvre d’art totale. Tout ou presque (décoration, mobilier et même fourchettes) a été créé sur mesure pour ce lieu. Avec ses lignes géométriques et son intérieur ultra raffiné, c’est l’une des réalisations les plus abouties de la Sécession viennoise (la Wiener Werkstätte). Pour les puristes, enlever fût-ce qu’un tapis dénaturerait l’ensemble. L’ensemble est aussi somptueux que fragile. Ce qui expliquerait, en partie du moins, que le palais reste caché des regards. C’est en tout cas l’argument principal des héritiers.
Au patrimoine de l’UNESCO
Inhabité depuis 2002, le palais a pourtant été classé dès 1976. En 2005, les jardins et les objets mobiliers suivront. En 2009, consécration suprême, il sera inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Un classement qui va dans la direction des dernières volontés d’Adolphe Stoclet (décédé en 1949). Il tenait beaucoup à l’essence même du projet de l’atelier viennois qui voyait le palais comme un ensemble. Dans son testament il est ainsi explicitement précisé qu’aucun changement ne doit être apporté à la maison. C’est longtemps resté un principe directeur pour la famille. La plupart des meubles et œuvres d’art conçus pour le palais seraient donc restés en place.
Adolphe Stoclet et Suzanne Stevens (décédé en 1960) ont eu trois enfants : René (mort en 1934), Raymonde (morte en 1963) et Jacques (mort en 1961). L’épouse de Jacques, Anne Geerts (mieux connue sous le nom d’Anny Stoclet) sera la dernière habitante des lieux. Après son décès en 2002, aucun des nombreux petits-enfants d’Adolphe et Suzanne ne vivront jamais là. L’ensemble est aujourd’hui la propriété d’une société détenue par plusieurs descendants et descendantes. Et il est plus que jalousement gardé par ces derniers. La famille garde obstinément les portes closes, même pour les journées du patrimoine. C’est l’un des rares bâtiments au monde repris au patrimoine universel de l’UNESCO à ne jamais être accessible. Même une reconstitution en 3D ne s’est pas faite sans heurts.
Après la carotte, place au bâton
Bruxelles tente depuis plusieurs années de rendre accessibles de nombreux bâtiments emblématiques de la ville. Ainsi depuis 2021 des accords ont été conclus pour ouvrir l’Hôtel Solvay et Van Eetvelde, la Maison Cauchie ou encore la Maison Hannon. Face à l’inflexibilité des héritiers Stoclet, la situation s’est pourtant envenimée. Toutes les tentatives de conciliation étant restées vaines, Ans Persoons, la secrétaire d’État en charge du Patrimoine (Vooruit), a délaissé la carotte et mis en branle le bâton. En cherchant à imposer par voie judiciaire un droit de visite, Persoons crée un précédent. Et l’agressivité de la démarche fait froncer quelques sourcils. Ainsi Anne-Charlotte d’Ursel (MR) a fait part de ses craintes de voir le dispositif dégoûter les amoureux du Patrimoine et les acheteurs potentiels par des mesures radicales. Elle a jugé que l’ordonnance portait atteinte au droit de propriété. Idem pour Mathias Vanden Borre (N-VA) selon lequel la famille pourrait introduire un recours contre le dispositif.
En attendant, le projet a passé sans encombre le Conseil d’État pour qui la Région poursuivait un objectif légitime. L’obligation d’ouvrir le bâtiment au public constituait certes une atteinte au droit de propriété, mais il a été jugé proportionnel à l’objectif. Et le 19 avril, c’est le dernier verrou politique qui a sauté. Le projet d’ordonnance visant à imposer « pour les biens classés au patrimoine mondial de l’UNESCO une ouverture encadrée et ne pouvant excéder quinze jours par an, en cas de défaut persistant de solution négociée avec le(s) propriétaire(s) », a été voté à une large majorité. Concrètement: le palais Stoclet devra, si aucun recours ne vient bloquer la procédure, être rendu accessible au public quelques jours par an.
Mais que les propriétaires de très belles demeures ne craignent pas trop de se voir imposer des hordes de curieux chez eux. L’ordonnance ne concerne que la région bruxelloise et ne vise que les bâtiments repris sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO. Soit la Grand-Place, quatre maisons de Victor Horta et le Palais Stoclet.
En pratique, l’ordonnance stipule qu’une mise à disposition du bien pour une période maximale de quinze jours par an est requise, comprenant la préparation de l’ouverture et l’accueil du public, et ce pour une durée de cinq ans. En cas de non-respect de cette ordonnance, les propriétaires du bien en question seront passibles de sanctions administratives pouvant aller jusqu’à 10 000 euros. En cas de récidive dans les cinq ans suivant la première constatation, les amendes seront doublées. Dans le cas des propriétaires du Palais Stoclet, le non-respect des conditions d’ouverture occasionnelle au public constitue une infraction.
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