L’impact de l’architecture sur la valeur immobilière: des coups de crayon qui peuvent rapporter gros
La valorisation d’un projet immobilier peut-elle être sérieusement gonflée avec une architecture qui sort du lot ? Ils sont nombreux à le penser. Reste qu’ils sont par contre bien moins nombreux à passer à l’action. La faute à quoi ? Des freins, culturels et financiers, qui restent encore bien présents dans les têtes.
“Sans une architecture aussi innovante, Equilis n’aurait jamais vendu Docks aussi cher. ” La phrase date du mois de mai dernier. Elle est sortie de la bouche de David Roulin, le patron du bureau d’architecture Art & Build, lorsqu’il a découvert que le groupe carolo était enfin parvenu à se séparer du centre commercial bruxellois. Le tout pour près de 300 millions d’euros, dépensés par le fonds canadien AIMCo. Une enveloppe qui aurait donc pris un peu d’épaisseur grâce à quelques coups de crayon un peu plus tranchés que d’habitude. ” L’architecture peut en effet avoir un réel impact sur la valeur d’un projet immobilier, relève Marnix Galle, le président du conseil d’administration d’Immobel. C’est elle qui détermine le caractère d’un bien, son aura, le signal qu’elle représente. Sans oublier le fait qu’elle contribue à l’amélioration du cadre de vie voire à la redynamisation d’un quartier. ”
En théorie, l’équation semble donc relativement simple : une architecture de qualité permet de valoriser davantage un actif. Tout en permettant de s’en séparer également bien plus vite. Un win-win qui concernerait tous les segments : bureau, commerce et résidentiel. Et qui devrait donc être l’apanage de tous les promoteurs, dont le boulier compteur n’est jamais très loin de la tête. Sauf que, sur le terrain, il suffit de se promener à Bruxelles, en Flandre ou en Wallonie pour se rendre compte que les projets standardisés s’alignent le plus souvent les uns à côté des autres. Et que le pari architectural relève encore de l’exception. De quoi relativiser quelque peu l’équation évoquée.
Il faut que cela brille
La frilosité ambiante en matière d’architecture explique le plus souvent ce manque de diversité et de réalisations d’envergure. ” Le poste dédié à l’architecture a longtemps été la dernière ligne du tableau Excel des promoteurs, regrette l’architecte Pierre-Maurice Wéry, l’un des fondateurs du bureau Assar Architects. Ce n’était pas une priorité. La situation s’est quelque peu améliorée ces dernières années mais elle n’est pas non plus devenue des plus reluisantes. ” Il faut dire que l’architecture n’est qu’un des maillons d’une longue chaîne qui permet de déterminer la valeur d’un bien, à côté de la localisation, des performances énergétiques et techniques ou encore de la mixité du projet. ” Une architecture de qualité coûte, il est vrai, plus cher, note Marnix Galle. Cela se répercute donc d’office sur le prix de vente. Or, au sommet de la pyramide des candidats acquéreurs, il y a moins de monde qu’en bas. Ce qui explique pourquoi certains n’osent pas tenter ce pari. ”
Un constat qui n’est toutefois pas partagé par l’architecte bruxellois Julien De Smedt, adepte de projets qui sortent des sentiers battus et qui proposent un programme ambitieux. Sauf qu’il doit se déplacer au Danemark, à Shanghai ou à Paris pour concrétiser ses idées. ” Je reste persuadé que l’architecture a un impact direct sur la valeur d’un bien et sur sa rapidité de vente, estime le patron de JDS Architects. Un geste qui donne de la valeur. Nous l’avons d’ailleurs démontré à Copenhague où notre projet VM a été implanté sur un no man’s land. Les 226 appartements ont été vendus en trois semaines, permettant au promoteur de faire une plus-value de 200% et d’avoir un réel succès commercial. Or, la situation n’était pas du tout attractive. Si le promoteur y avait développé un projet standard, il aurait mis bien plus de temps pour vendre ses appartements. ” Salué à l’étranger pour la qualité de son travail et de son approche, JDS Architects ne connaît étonnamment pas le même succès à Bruxelles. ” Notre niveau d’ambition est largement supérieur à ce que l’on peut habituellement retrouver dans la capitale, ce qui pose problème, regrette Julien De Smedt. Et comme nous ne souhaitons pas le rabaisser, cela ne débouche actuellement sur rien de concret. Nos projets ont pourtant été de vrais succès commerciaux à l’étranger. C’est la preuve que des paris architecturaux peuvent payer. Et tuons les vieux a priori : une architecture forte ne coûte pas plus cher. Le rapport entre les retours sur les ventes et les coûts de construction est au contraire très intéressant. Nous pouvons permettre aux promoteurs d’obtenir des marges qu’ils n’obtiendraient jamais ailleurs. Il faut juste investir son argent au bon endroit. Et, à ce titre, Bruxelles est clairement le mauvais élève de la classe européenne. ”
Une architecture forte ne coûte pas plus cher. Le rapport entre les retours sur les ventes et les coûts de construction est au contraire très intéressant.
L’impact de l’image est en tout cas de plus en plus prégnant dans le monde immobilier. Il faut créer quelque chose qui brille et attire pour se distinguer de la production de masse. ” Sans une belle architecture, il est aujourd’hui devenu très compliqué de vendre un projet, note Gabriel Uzgen, CEO de Besix Red, qui fait régulièrement appel à des architectes internationaux et dont la prochaine recrue devrait être le Français Jean-Paul Viguier, pour le futur centre commercial namurois. Cela permet de sortir du lot. Sur le plan résidentiel, certains architectes ont réussi à démontrer que leur travail valorise financièrement un projet. Corbiau en est le plus bel exemple. Il est devenu en quelque sorte une marque de luxe. ” Le travail de ce bureau d’architecture ucclois se valorise en effet à prix d’or. Un logement signé Corbiau pouvant se vendre bien plus cher qu’un autre. ” C’est ce que l’on dit, sourit l’architecte Marc Corbiau. Nos maisons se vendent parfois à des prix fous. Notre philosophie est vraiment de mettre l’accent sur l’essentiel et sur le fait qu’une maison doit perdurer dans le temps. Nous ne sommes pas le bureau d’un coup d’éclat. ”
Des freins liés aux rendements
Pour le segment résidentiel, le profil des candidats acquéreurs est un élément clé du positionnement architectural d’un développeur. Et, à cet égard, la prise de pouvoir des acheteurs-investisseurs – le bon père de famille qui achète un bien comme placement – a une certaine influence sur la question. ” Il est évident que ce type d’acquéreur voit davantage son appartement comme un placement financier, explique David Syenave, directeur du développement du promoteur Unibra Real Estate, qui a décidé de se tourner vers des projets de qualité architecturale à destination de propriétaires occupants. Il sera donc davantage attentif aux rendements proposés. Un acquéreur qui compte occuper son logement sera par contre beaucoup plus attentif aux finitions, aux performances énergétiques ou aspects techniques du bien. ” Une situation qui aurait conduit les promoteurs à se conforter dans leurs habitudes, les projets classiques se vendant relativement facilement. ” Il est évident qu’il est aujourd’hui plus aisé de vendre 100 appartements à des investisseurs que 20 appartements à des occupants, poursuit David Syenave. Cela prend également davantage de temps. D’où le fait d’avoir moins de projets qui sortent du lot. ” Et David Roulin, d’Art & Build, d’ajouter : ” Dans le résidentiel, à Bruxelles, les projets sont dramatiquement similaires et peu qualitatifs. J’inclus ceux d’Art & Build dans ce constat. C’est avant tout lié à un problème culturel. Tant les promoteurs que les instances publiques ont, en France, une culture de l’aménagement du territoire et de l’architecture bien plus élevée que ce que l’on retrouve en Belgique. On y considère que l’architecture est vraiment créatrice de valeur. En Belgique, la plupart des promoteurs estiment savoir ce qui est le plus adapté pour leur projet. En matière de résidentiel, ils ont leurs propres règles et habitudes. Ce qui fait que l’on ne réinvente pas suffisamment l’offre. ”
Unibra Real Estate a décidé de naviguer à contre-courant de cette morosité ambiante. Il développe actuellement avec Thomas & Piron un projet résidentiel d’envergure à Auderghem. Baptisée Floating Gardens (ex-Delta Tower), cette tour de 50.000 m2 dessinée par le célèbre architecte japonais Fujimoto est un vrai pari. Qui fera, d’ici cinq ans si tout va bien, réellement office de signal dans le paysage bruxellois, tant il est rare de voir ce type de réalisations. ” Je pense sincèrement qu’il y a des acquéreurs qui sont prêts à considérer l’architecture d’un bâtiment comme facteur essentiel dans l’achat d’un bien. Les coûts de construction d’un projet comme celui que nous allons développer seront de 20 à 30 %, précise David Syenave. Le prix sera donc de 10 à 20 % supérieur. Mais le fait de se démarquer permettra de trouver une demande suffisante, j’en suis certain. ”
Dans le résidentiel, à Bruxelles, les projets sont dramatiquement similaires et peu qualitatifs.
Des loyers trop faibles pour le bureau
Pour le bureau, l’équation semble bien plus compliquée. La faute à des loyers bien trop bas par rapport à d’autres capitales, telles que Londres, Luxembourg ou Paris. On y trouve des loyers deux à trois fois supérieurs, de quoi bien évidemment dégager davantage de marges pour le volet architectural et ouvrir le champ des possibilités à de grands architectes internationaux. ” Il est évident qu’avec des loyers prime affichés entre 250 et 315 euros/m2 par an, il est impossible de proposer une belle architecture avec un tel montant, faisait remarquer il y a peu Thierry Behiels, le CEO de Codic. A Luxembourg, les loyers de bureau sont à 600 euros/m2. Cela fait une grosse différence au niveau de la capitalisation, que l’on peut investir dans le foncier et dans la qualité du projet. Les loyers démontrent les limites des ambitions. ” Et Pierre-Maurice Wéry, d’Assar, d’ajouter : ” Ce qui est regrettable, c’est que les investisseurs regardent principalement le rendement immédiat et ne se soucient guère des plus-values possibles. Dans un contexte où les immeubles peuvent changer de propriétaire tous les trois ans, il est évident que cela ne favorise pas les calculs à long terme. ” Une situation qui, le plus souvent, fait que des acteurs tels que Cofinimmo, Immobel, AG Real Estate, Befimmo ou encore Home Invest, qui construisent et gardent en portefeuille leur immeuble de bureaux, auront une sensibilité plus grande pour la qualité architecturale du bâtiment. ” Un développeur ne vend pas un projet mais du papier, un rendement “, poursuit Pierre-Maurice Wéry. ” Ils ont pourtant une responsabilité sociétale plus grande qu’ils ne le pensent “, estime Jorden Goossenaerts, CEO de CONIX RDBM Architects. ” La clé, c’est d’accentuer le travail de sensibilisation et de persuasion vis-à-vis des développeurs, tranche le bouwmeester (maître-architecte) de Charleroi Georgios Maillis. Il faut parvenir à leur démontrer la plus-value que peut apporter une architecture de qualité qui ne gonfle pas l’enveloppe financière. Je suis surtout convaincu que l’absence d’architecture réfléchie et raisonnée aura davantage de conséquences sur la valeur d’un bien. “
” Rapprocher promoteurs et architectes “
Anders Böhlke est directeur du programme Executive Master Immobilier.
TRENDS-TENDANCES. Pourquoi l’architecture n’est-elle pas suffisamment prise en compte pour impacter la valeur d’un projet ?
ANDERS BÖHLKE. Le problème principal est que promoteurs et architectes appartiennent à deux mondes qui fonctionnent de manière différente, sans beaucoup de connexions.
Certains avancent que la faute est liée à une rentabilité sur investissement trop faible pour un promoteur…
C’est une fausse excuse. Ce qui est proposé architecturalement actuellement reste très classique. Il y a encore un important travail de sensibilisation à effectuer auprès des promoteurs. Pour ma part, je suis convaincu de la valeur ajoutée que peut apporter un architecte. Tant sur la valeur d’un bien que sur la qualité de vie. Par contre, je suis plus réticent sur le fait de faire appel à des architectes qui ne connaissent pas toujours les us et coutumes belges. D’autant que les architectes belges sont de grande qualité.
Les candidats acquéreurs sont-ils sensibles à ce volet ?
A prix égal, ils préféreront toujours habiter dans un logement bien réfléchi et qui dispose d’une architecture de qualité plutôt que dans un projet banal. Je pense qu’il faut surtout améliorer la typologie de produits qui sont proposés et leur qualité architecturale. Il faut se démarquer sur le plan de l’image mais surtout sur le plan constructif et énergétique. Et je suis certain que les promoteurs sont sensibles à l’idée d’être considérés comme des acteurs pro-architecture.
“La demande est plus forte avec des gestes architecturaux”
Anvers fait office de terre d’accueil pour les architectes de haut vol. Les gestes architecturaux de qualité s’y multiplient (Zaha Hadid, Neutelings Riedijk Architects ou encore Richard Roger). Le prochain vient d’être annoncé : il sera l’oeuvre du célèbre architecte italien Stefano Boeri, bien connu pour sa forêt verticale érigée à Milan, qui comprend deux tours résidentielles de 110 et 76 mètres de haut et abritant 900 arbres et 15.000 arbustes. Il a été sollicité par le promoteur anversois Triple Living pour dessiner les esquisses d’un des prochains bâtiments de son projet Nieuw Zuid. Déjà baptisé Palazzo Verde, ce futur ovni architectural sera caractérisé par une symbiose entre architecture et nature, comprenant notamment trois jardins sur les toits. On y retrouvera 86 arbres, 1.000 arbustes et 1.200 plantes qui élimineront environ cinq tonnes de CO2 par an. ” La nouvelle esquisse de Stefano Boeri pour Nieuw Zuid est terminée et la demande de permis est déposée, précise Kristof Schellekens, porte-parole de Triple Living. L’objectif est que nous commencions à bâtir en 2019, dotant ainsi Anvers d’un nouveau bâtiment iconique. Selon notre planning, les premiers habitants pourront s’installer dès le printemps de 2022 au Palazzo Verde ( dont le bâtiment en L comptera une cinquantaine d’appartements, Ndlr). ”
Nieuw Zuid se veut un nouveau morceau de ville vert et durable s’étendant sur 20 hectares. Construit sur un ancien terrain vague au bord des quais de l’Escaut, en bordure du ring et à l’arrière du nouveau palais de Justice, cet ambitieux projet développé par Triple Living comptera une quarantaine d’immeubles conçus à chaque fois par des architectes différents (une douzaine sont déjà construits, notamment par Robbrecht&Daem Architecten, Vincent Van Duysen et Polo Architects, Johannes Norlander, C.F. Møller et KCAP). On y retrouvera près de 2.000 logements, un hôtel, des commerces, des bureaux, des services, un parc de 6 hectares et divers aménagements piétons et cyclables. Notons que près de 2.000 arbres seront plantés. ” Avoir de hautes ambitions en matière d’architecture donne évidemment de la valeur à un projet, concède Kristof Schellekens. Cela permet aussi d’avoir une plus grande attractivité. La demande pour des logements est beaucoup plus forte. Je ne pense pas que cela permette de vendre des appartements plus rapidement mais, à moyen terme, cela donnera davantage de valeur à un logement lors de la revente. Triple Living se veut un modèle du genre. Nous sommes attachés au fait de développer des projets iconiques. Cela permet d’amener aussi davantage de touristes dans une ville. “
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