Anvers, un bastion boursier
Les sociétés de Bourse familiales indépendantes sont menacées d’extinction. Nous dressons durant quelques semaines le portrait de quelques-unes de ces entreprises souvent méconnues. Après Pire AM à Charleroi, nous faisons étape cette semaine à Anvers.
Dans la Métropole, il existe encore plusieurs petites sociétés de Bourse indépendantes qui se sont transmises dans le giron familial au fil des générations. Nous sommes quant à nous partis à la rencontre des administrateurs de Leo Stevens & Cie et de Dierickx Leys & Cie. Nous leur avons demandé pourquoi Anvers comptait encore autant de sociétés de Bourse florissantes.
” J’ai pris le train vers Bruxelles pendant plusieurs années en compagnie d’autres agents de change anversois, se souvient Ingrid Stevens, administratrice de Leo Stevens & Cie aux côtés de son frère Marc. Nous emportions chacun les ordres de nos propres clients. Les agents de change de Bruxelles et alentour, par contre, travaillaient souvent exclusivement pour de grandes banques. Et la suppression du monopole du bordereau, qui a permis à ces grandes banques de se passer des agents de change pour traiter leurs ordres, a eu un impact beaucoup plus considérable sur les agents bruxellois que sur nous. ”
” Anvers a toujours abrité un certain nombre de puissants intermédiaires financiers, ajoute Marc Stevens. Notre père et notre grand-père ont toujours investi à bon escient dans la société, ce que nous continuons à faire. Notre père fut par exemple le premier agent d’Anvers, dans les années 1970, à acheter un terminal Reuters qui lui permettait de suivre le cours international de l’or et l’évolution des taux de change. On venait de partout pour y jeter un oeil. ”
Chaînon manquant
De tous les agents de change anversois, Jacques Delen est sans doute celui qui a le mieux réussi, avec la banque Delen. En 2015, elle totalisait presque 37 milliards d’euros sous gestion. ” Son père était agent de change et appartenait à la même génération que le mien, déclare Monique Leys, coadministratrice déléguée de Dierickx Leys. Jacques Delen a posé de bons choix, estime Herman Hendrickx, coadministrateur délégué. Il a fusionné avec la société d’investissement Ackermans & van Haaren, et grâce à une collaboration avec Bank van Breda, qui octroie des crédits aux entrepreneurs, il a ainsi pu mettre un pied dans le monde de l’entrepreneuriat. C’est le chaînon qui nous manque encore. ”
Dierickx Leys n’accorde pas de prêts, si ce n’est avec un portefeuille en garantie. ” Nous bénéficions d’un permis depuis un an pour l’octroi de crédits Lombard, précise Herman Hendrickx. Il s’agit d’un prêt contre le nantissement d’un portefeuille de valeurs mobilières, assorti d’un taux d’intérêt très bas. Nous disposons d’un logiciel qui veille à ce que le prêt ne dépasse pas 70 % de la valeur du portefeuille mis en gage. ” Moyennant un suivi étroit, le risque de défaut est limité.
Banque privée
La banque Delen s’est également rapidement tournée vers la banque privée. Jusqu’en 1998, Dierickx Leys était encore une société de Bourse à l’ancienne, mais en 1999, elle prit le statut de banque de titres et finit même par modifier son nom en 2015 en Dierickx Leys Private Bank. ” Jadis, notre slogan était : ‘Dierickx Leys : le chemin le plus court vers la Bourse’, poursuit Herman Hendrickx. Toutefois, avec l’arrivée des courtiers low cost en ligne, nous nous sommes de plus en plus tournés vers la fourniture de services offrant une valeur ajoutée plus forte que le simple traitement des ordres. Résultat, nous détenons aujourd’hui environ 930 millions d’euros sous gestion (consultative ou discrétionnaire), sans compter les 500 millions d’euros des portefeuilles pour lesquels nous ne faisons qu’exécuter les ordres. Et l’avènement de la gestion d’actifs en ligne est le nouveau défi qui nous attend. ”
Dierickx Leys est une société familiale au ” sang très mêlé “. En 1996, Dierickx & Cie fusionne avec Verbeeck, Leys & Cie pour former la société actuelle : Dierickx Leys Private Bank. L’origine des deux sociétés remonte respectivement à 1901 et 1929. Herman Hendrickx est devenu associé chez Dierickx & Cie en 1988. Quant à Monique Leys, elle a succédé en 1974 à son père, qui était devenu associé chez R. Verbeeck & Cie en 1959.
Des services complets
Certains intermédiaires dépendent des revenus qu’ils gagnent de la vente de fonds. Mais nous, nous les reversons à nos clients. ” Marc Stevens (Leo Stevens & Cie)
L’histoire de Leo Stevens & Cie remonte à 1946, lorsqu’Alfons Stevens, le grand-père d’Ingrid et de Marc Stevens, vint grossir les rangs des centaines d’agents de change actifs à la Bourse d’Anvers. A en croire Marc Stevens, de nombreux acteurs indépendants ont disparu du paysage en raison de leur petite taille. ” Au fil des ans, nous avons vu apparaître des exigences en matière de réglementation et de reporting, la nécessité de disposer d’un système informatique personnel, la scission des responsabilités, etc. Et tout cela coûte horriblement cher. Avant, il était très facile de gagner de l’argent seul, avec éventuellement un employé. ” Ingrid et Marc Stevens emploient aujourd’hui 20 collaborateurs. Quant à la société Dierickx Leys, elle compte 38 équivalents temps plein.
” Nous avons réussi notre transition vers une maison capable de fournir des services de banque privée complets, estime Ingrid Stevens. On ne peut pas en dire autant de tous les agents de change. Marc et moi nous complétons à merveille. Mon frère a la bosse des chiffres et il est donc celui qui reste à la manoeuvre derrière l’écran pour gérer les portefeuilles. Quant à moi, je m’occupe des personnes qui se cachent derrière les portefeuilles, en veillant à leur fournir l’encadrement nécessaire. ” Ingrid Stevens écrit aussi des livres et organise des ateliers afin de combler les lacunes des jeunes et des anciennes générations en matière de finances.
Ces deux sociétés de Bourse anversoises ont la conviction que ce contact personnel et cet encadrement seront toujours nécessaires. ” Nous avons vu l’une des parties avec lesquelles nous traitions très occasionnellement faire faillite pendant la crise financière, se souvient Herman Hendrickx. Au final, nous avons récupéré tous les titres que nous avions placés en dépôt, mais dans des cas comme cela, on est bien content de pouvoir contacter rapidement les responsables afin de tout régler. ” Le contact humain contribue parfois à rassurer et c’est justement ce que l’on risque de perdre avec la numérisation des services bancaires.
Transparence
La famille Stevens affirme que réfléchir à long terme avec les clients, et donc ne pas donner de conseils à court terme ou simplement vendre à la va-vite le fonds de la semaine, est inscrit au coeur de son ADN. ” Les clients restent fidèles à leur gestionnaire jusqu’à ce que celui-ci parte à la retraite. C’est un compagnon de route. Certains intermédiaires dépendent des revenus qu’ils gagnent de la vente de fonds. Mais nous, nous les reversons à nos clients, précise Marc Stevens. Nous nous faisons un point d’honneur de ne dépendre que de la satisfaction des clients. Pour chacune des transactions que nous effectuons, nous accompagnons le bordereau de transaction d’une brève explication. Cela nous évite d’être submergés de coups de téléphone lorsque les Bourses s’emballent. Nos clients ne paniquent pas. Ils connaissent leurs titres en portefeuille et savent pourquoi ceux-ci ont été sélectionnés. La transparence est reine. ”
Dans ce cadre, lire également l’article consacré à la société de bourse Pire AM.
La société Dierickx Leys mentionne elle aussi la transparence comme l’un de ses grands atouts. ” Tant que la fiscalité le permettra, nous travaillerons le plus possible avec des lignes individuelles, affirme Monique Leys. C’est la méthode la plus transparente. Nous mettons en outre l’inventaire complet de nos propres fonds en ligne. Chaque jour, vous pouvez suivre les modifications apportées à notre portefeuille. Ce qui n’est pas le cas des fonds de tiers, pour lesquels vous ne disposez dans le meilleur des cas que d’un rapport datant d’il y a trois mois. On ne peut pas vraiment parler de transparence. ” Dierickx Leys perçoit, pour le moment encore, des rétrocessions de fonds de tiers, mais précise qu’elle n’insiste jamais pour vendre des fonds aux clients, et donc qu’elle ne se laisse pas guider par les commissions qu’elle est susceptible d’en obtenir.
Marc et Ingrid Stevens déplorent que le gouvernement ait découragé par toute une série de mesures l’investissement dans des actions individuelles. ” J’ai trouvé le nom choisi pour la taxe sur la spéculation vraiment insultant, déclare Marc Stevens. Pourquoi diable faudrait-il taxer davantage une plus-value réalisée dans les six mois ? Dans 99,9 % des cas, il ne s’agit pas de spéculateurs, mais simplement d’investisseurs désireux de sécuriser leurs bénéfices. Il y a quelques mois, nous avons acheté des actions Ackermans & van Haaren à 96 euros, car nous estimions que l’action était descendue trop bas. Or l’action cote à présent à 127 euros. Nous souhaiterions engranger nos bénéfices, étant donné qu’une telle progression en si peu de temps est presque une occasion trop belle pour être vraie. Eh bien, nous sommes obligés d’attendre pour éviter à nos clients de payer encore plus de taxes. ”
“Investissez pour vous-même comme vous le feriez pour vos enfants, conseille avant tout Marc Stevens. Pour les investisseurs trop prudents, ce pourrait être une petite motivation à prendre plus de risques. L’horizon d’investissement pour les enfants est en effet plus long. Partant de l’idée que la Bourse à travers son histoire a toujours affiché et affichera encore une tendance fondamentalement haussière, ils auront ainsi plus de temps pour redresser leur portefeuille-titres en cas de correction.
Pour les investisseurs qui prennent trop de risques, par contre, c’est un frein. Personne ne souhaite en effet mettre en péril l’argent de ses enfants en investissant dans d’obscures actions.”
Marc Stevens investit la majorité des actifs des clients dans de grosses capitalisations telles qu’Apple, Investor, Berkshire, Siemens et Novartis. Il essaie malgré tout de faire la différence en investissant 20 à 30 % du portefeuille dans de petites actions sous-valorisées, surtout belges. “Nous investissons dans des pépites belges comme Ackermans, Immobel, Solvay, GBL, Sofina, Etex et Bekaert, explique Marc Stevens. Nous recherchons des entreprises présentant un faible niveau de dette, des marges élevées, peut-être même un peu tombées en disgrâce. Il est vrai qu’il faut parfois attendre longtemps avant de voir le cours remonter, mais à long terme, investir dans la valeur permet de générer des rendements plus élevés.”
Monique Leys concède que la fiscalité n’a pas rendu la vie facile aux investisseurs ces dernières années : ” Je pars du principe qu’il ne faut jamais adapter sa politique d’investissement à la fiscalité. Si un investissement dégage une juteuse plus-value sur peu de temps, et que vous redoutez une surévaluation, vous devez absolument empocher vos bénéfices “. Selon Herman Hendrickx, l’heure est surtout à la stabilité juridique. ” Ce n’est pas tant la pression fiscale qui pousse un homme tel qu’Alexandre Van Damme à quitter nos frontières, mais plutôt la modification constante du cadre fiscal, ajoute-t-il. Si vous effectuez la même transaction auprès de plusieurs banques, vous risquez de voir chacune d’elle retenir un montant différent pour le fisc. Tout est devenu tellement complexe que même les banques ne s’y retrouvent plus. C’était déjà le cas pour la taxe Reynders et la taxe sur la spéculation, et le risque est grand que la situation se répète avec la taxe sur les plus-values, si elle venait à être appliquée. Le message, c’est qu’il convient de garder les choses simples, transparentes et contrôlables. ”
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici