Xavier Bouckaert (Roularta) sur la tempête dans le secteur des médias : « Je ne savais pas que la transition digitale serait si intense »

Jozef Vangelder Journaliste chez Trends Magazine
Stijn Fockedey Stijn Fockedey est rédacteur de Trends

Roularta Media Group veut quitter la bourse après 27 ans de présence. La lutte contre la Big Tech est une course de fond et demande des investissements lourds. Or la bourse manque souvent de patience. Selon son CEO Xavier Bouckaert, « nous agissons pour les générations futures ».

Imaginez que vous préparez un repas pour votre famille et vos amis. Votre frère aime les asperges, une amie est intolérante au gluten, et vous vous demandez ce que vous pourriez bien cuisiner. Allez-vous demander conseil à ChatGPT ou consulter le site Délices de Femmes d’Aujourd’hui ? Roularta Media Group aimerait évidemment que vous choisissiez la seconde option. Mais ce choix n’a rien d’évident.

Pour y parvenir, Roularta développe un chatbot culinaire, riche en recettes et plus performant que ceux proposés par les géants de la tech. « Cela nécessite des investissements massifs », explique Xavier Bouckaert. « Il faut les bonnes technologies, les bons talents, les bonnes compétences. Et surtout, du temps. Plusieurs années peuvent s’écouler avant que de telles dépenses génèrent des bénéfices. Mais les investisseurs boursiers ne sont pas toujours prêts à le comprendre.»

C’est probablement l’une des principales raisons qui poussent Roularta — éditeur du Trends-Tendances, Le Vif ou encore Femmes d’aujourd’hui— à se retirer de la bourse. Une offre publique d’acquisition (OPA) a été lancée et court jusqu’au 13 juin. L’objectif : permettre à la famille De Nolf, qui détient déjà 87,6 % du capital de Roularta Media Group, d’en prendre le contrôle total. « Je suis reconnaissant envers les petits porteurs qui ont investi leur épargne dans notre entreprise familiale », déclare Bouckaert, gendre du président exécutif Rik De Nolf. « Mais une cotation boursière n’est plus dans l’intérêt de Roularta. »

Une transition numérique ne se fait pas avec la pression constante de la Bourse

Xavier Bouckaert : « Prenez notre application ‘Mes Magazines’, qui donne accès à nos 30 titres. Il nous a fallu quatre ans pour qu’elle fonctionne comme prévu et notre propre audience ne l’a pas encore complètement intégrée. Je rencontre encore trop souvent parmi nos lecteurs, des gens qui ignorent que nous proposons des abonnements numériques groupés.  Ces efforts ont démarré en 2018. Et depuis les investisseurs nous demandent  : ‘Combien cela générera-t-il de cash-flow l’année prochaine ?’ Malheureusement, le secteur des médias ne fonctionne pas ainsi. Il faut parfois attendre plusieurs années avant de récolter les fruits. Nous sommes au cœur d’une tempête parfaite : les revenus issus du print déclinent, et ceux du digital ne suffisent pas encore à compenser. Sans parler des hausses du prix du papier et de l’énergie. »

Aujourd’hui, nous devons investir simplement pour ne pas reculer. Si nous restons inactifs, nous savons que la Big Tech, les géants du numérique, nous dépasseront dans quelques années

La consommation d’actualité se fait de plus en plus en ligne. Il n’y a donc guère d’alternative si l’on veut avancer.

« Plus encore, aujourd’hui, nous devons investir simplement pour ne pas reculer. Si nous restons inactifs, nous savons que la Big Tech, les géants du numérique, nous dépasseront dans quelques années. Nous avons des projets sur les cinq prochaines années pour maintenir nos parts de marché publicitaire et notre lectorat. Ensuite, viendra peut-être la croissance. Mais avant cela, il faut franchir la courbe d’investissement, avec tout ce que cela comporte d’incertitude. Et ça, les actionnaires n’aiment pas. »

Entre-temps, les fonds d’investissement ont eux aussi quitté l’actionnariat

« C’est l’un des autres arguments qui justifient notre offre publique d’acquisition. Je suis fier de la confiance que nous ont témoignée les petits porteurs, mais ce sont les investisseurs institutionnels qui donnent véritablement le ton. Le fonds espagnol Bestinver, qui détenait autrefois plus de 10 % du capital de Roularta, est sorti en 2020. Nous avons racheté sa participation à 12,40 euros par action. L’année dernière, nous avons également racheté les parts de Shopinvest, à 9,11 euros l’action.

Pourquoi les institutionnels se sont-ils désengagés ? Notre capitalisation boursière est trop faible. Lors de l’annonce de l’offre, en mars, elle s’élevait à 154 millions d’euros, alors que les grands investisseurs n’entrent généralement que dans des sociétés valorisées à partir d’un milliard d’euros. Et surtout, notre flottant (freefloat) est beaucoup trop limité : seulement 12,38 % des actions Roularta sont encore cotées. Cela pèse lourdement sur la liquidité du titre. Dans les mois ayant précédé l’annonce, il s’échangeait en moyenne 1.591 actions par jour. Une telle liquidité rebute les fonds d’investissement, car elle rend impossible une cession rapide d’importants volumes d’action. »

Les petits porteurs ne trouvent plus non plus leur compte avec Roularta. L’action stagne depuis des années sous les 20 euros

« Pendant des années, nous avons tout tenté pour soutenir le cours : dividende attractif, changement d’image, communication renforcée… Rien n’y a fait. Il y a eu quelques sursauts, comme en 2017, lorsque nous avons acquis 50 % de Mediafin, l’éditeur de L’Echo et De Tijd. Mais chaque envolée était suivie d’un repli. Le flottant réduit restait aussi un handicap. Nous aurions pu décider de ne pas racheter les parts de Shopinvest. Dans ce cas, Shopinvest aurait dû écouler son bloc de 265.000 actions sur le marché, ce qui aurait mécaniquement augmenté le flottant. Mais la vente d’un important bloc d’actions illiquides n’aurait pas seulement pris des années, mais aussi exercé une pression baissière sur le cours. C’est précisément ce que nous avons voulu éviter en rachetant cette participation. Sauf que cela a encore aggravé le problème du flottant. La situation n’était plus tenable. Nous avons fait le bilan et pris la décision de lancer une OPA. »

© ID / Lieven Van Assche

Vos concurrents vont trouver cela dommage…

« Ils n’auront plus accès aux coulisses de notre fonctionnement. Les obligations de transparence imposées à une société cotée sont loin d’être anodines. Il faut tout détailler dans les rapports : la vision, la stratégie, la croissance interne et externe, le tout ventilé par activité. En réalité, il faut se mettre à nu. Et nous sommes les seuls à le faire, car nos concurrents, eux, ne sont pas cotés. Ils ont une vue complète sur notre fonctionnement, mais ne sont pas tenus de publier leurs propres chiffres. Cela crée un désavantage concurrentiel pour nous. »

Ces dernières années, le marché publicitaire a été constamment sous pression, notamment en raison du glissement vers la publicité numérique

Une entreprise médiatique cotée en Bourse est censée fournir des prévisions, ce qui n’a rien d’une partie de plaisir

« Les analystes veulent des prévisions à 3 ou 5 ans. Or, quand 30 % de votre chiffre dépend du très volatil marché publicitaire, c’est impossible. Ces dernières années, le marché publicitaire a été constamment sous pression, ce qui complique toute tentative de prévision — notamment en raison du glissement des formats traditionnels vers la publicité numérique. En 2023, selon l’agence média GroupM, 49,2 % du gâteau publicitaire en Belgique était consacré au digital. Ce chiffre devrait atteindre 56 % d’ici 2026. La croissance de la publicité en ligne est une bonne nouvelle en soi, mais elle cache un sérieux revers : 60 % des revenus issus de la publicité numérique sont captés par les géants technologiques américains, et seulement 40 % reviennent aux médias belges. Cette pression redistribue les cartes dans le secteur, comme en témoigne le rapprochement entre Rossel et IPM. »

À propos des revenus : Roularta disposait, fin de l’an dernier, d’une position de trésorerie nette de plus de 50 millions d’euros. De quoi faire quelques emplettes.

« Pour l’instant, aucun dossier d’acquisition n’est sur la table. Les bonnes opportunités ne se présentent pas sur commande. Si un projet d’envergure devait se concrétiser, nous pourrions le financer grâce à notre importante réserve de liquidités, complétée par des emprunts. Les banques nous appellent régulièrement pour nous proposer leurs services. Il faut dire que Roularta est une entreprise sans dettes. Nous sommes capables de nous autofinancer. Un financement externe via les marchés n’est plus nécessaire. La dernière fois que nous avons fait appel aux investisseurs remonte à près de vingt ans. »

Vous devez atteindre 98,39 % du capital pour pouvoir lancer une offre de retrait sur les actions restantes. Et si ce seuil n’est pas atteint ?

« Alors nous resterons cotés, mais comme une véritable entreprise familiale. Cela implique que nous nous inscrivons dans une logique de long terme, sans obsession pour les profits à court terme. Il ne faudra plus compter sur un dividende. Et la liquidité du titre deviendra encore plus faible. Pas un scénario favorable pour les actionnaires restants, car ils auraient de grandes difficultés à céder leurs actions. »

© ID / Lieven Van Assche

Quelles perspectives d’avenir pour Roularta ?

« Nous poursuivrons nos investissements dans la transformation numérique, à un rythme aussi soutenu — voire plus — afin de soutenir et même accélérer la croissance des abonnements digitaux. De nouveaux services viendront enrichir notre application, afin d’offrir davantage de valeur à nos abonnés. Nous continuerons également à nouer des partenariats avec de grandes entreprises, comme c’est déjà le cas avec des acteurs des télécoms ou de l’énergie. Leurs clients peuvent ainsi découvrir l’offre étendue de notre app Mes Magazines. Inversement, ces partenaires peuvent attirer de nouveaux clients grâce à nos contenus et à nos données utilisateurs. Nous les accompagnons donc eux aussi dans leur transition numérique. Nous investissons également dans des rédactions multimédias, car nos lecteurs consomment de plus en plus de contenu via divers canaux : vidéo, podcast, etc. »

Vous êtes CEO depuis dix ans. Jusqu’à quand comptez-vous continuer ?

(rires) « Vous cherchez déjà à me mettre à la retraite ? Roularta quitte la Bourse, mais moi, je ne quitte pas l’entreprise. J’ai quelques cheveux gris, certes, mais je suis toujours pleinement motivé par ma fonction. Cela dit, en dix ans, je n’ai guère connu de périodes calmes. J’avais anticipé la transition numérique, mais je ne pensais pas qu’elle serait aussi intense. Nos projets génèrent de nouvelles sources de revenus, mais cela ne suffira pas à garantir l’avenir de Roularta à long terme. Il nous faudra en trouver d’autres. Cela ne nous effraie pas. Nous avons déjà montré à de nombreuses reprises que nous savions traverser des périodes difficiles. Et nous le ferons encore. Une entreprise familiale ose investir même lorsque le retour n’est pas immédiat. Car ce que nous faisons, c’est pour les générations futures. »

Une offre trop chiche ?
Le prospectus de l’OPA ne dresse pas un tableau très enthousiasmant de l’avenir de Roularta. Le document évoque une baisse des abonnements, des ventes au numéro en recul, et des revenus publicitaires en diminution et incertains. Le chiffre d’affaires devrait décliner au moins jusqu’en 2028, même en tenant compte « d’initiatives destinées à enrichir l’offre et à augmenter les prix ».
Ce pessimisme semble destiné à convaincre les actionnaires hésitants d’accepter l’offre sans attendre. Car certains analystes jugent le prix proposé de 15,50 euros par action trop peu généreux. Pourtant, selon ce même prospectus, cette offre représente une prime de 24,5 % par rapport au cours de clôture précédant l’annonce. Si l’on exclut la position de trésorerie nette de Roularta — soit 51,6 millions d’euros à la fin de l’année dernière — la prime grimpe même à 36,8 %. Un chiffre plus pertinent, selon Xavier Bouckaert :
« On ne verse pas de prime sur  le cash. L’argent, c’est juste de l’argent. C’est sur les activités et le portefeuille de marques que l’on donne une prime. »
Toujours d’après le prospectus, la prime est encore plus élevée si l’on compare le prix offert à la valorisation réalisée par KBC Securities (fondée sur les flux de trésorerie futurs) : 41,9 %, voire 67,8 % si l’on ne tient pas compte du cash.
Une grande partie des critiques concerne la valorisation attribuée à la participation de 50 % dans Mediafin. Dans sa comptabilité, Roularta évalue cette participation à 48,79 millions d’euros, un montant jugé trop faible par certains analystes. Selon eux, Mediafin vaudrait plus de 12 fois l’EBITDA, un multiple de valorisation considéré comme trop élevé par Bouckaert : « Désolé, mais un multiple pareil n’a rien de réaliste. Roularta n’a jamais acquis un concurrent à un multiple de 12. KBC Securities valorise Mediafin à 8,6 fois l’EBITDA, prime comprise, soit l’équivalent de 19 fois le bénéfice net. C’est bien plus réaliste — voire un peu élevé. »
« Et puis, Roularta ne détient que 50 % de Mediafin, sans aucun contrôle. Cela n’a évidemment pas la même valeur qu’une participation de 100 %. »
L’offre est équitable et solidement justifiée, conclut Bouckaert. « L’expert indépendant Degroof Petercam est du même avis. Et pour l’ensemble du conseil d’administration, l’offre constitue une opportunité pertinente pour les actionnaires de tirer profit de leur investissement. »

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