Wildberries, l’Amazon russe, au cœur d’un conflit sanglant
La brutale lutte de pouvoir à Wildberries, l’Amazon russe, a des relents des années 1990. Période où les “différents commerciaux” entre oligarques se réglaient par la violence. De quoi faire de cette affaire un sérieux test pour Poutine.
Le géant du e-commerce russe Wildberries, dirigé par Tatiana Kim, a officialisé sur Instagram sa fusion avec Russ, un groupe actif dans la publicité. Cette annonce tout en simplicité est pourtant un tournant stratégique majeur pour l’entreprise. Un tournant qui intervient dans un contexte tendu, voire franchement ubuesque. L’histoire aurait presque tout d’un vaudeville si elle ne baignait pas dans une lutte de pouvoirs de moins en moins feutrée.
Un divorce aux répercussions sanglantes
Depuis juin, Tatiana et son mari, Vladislav Bakalchuk, sont en instance de divorce. Loin d’être à l’amiable, le conflit s’envenime un peu plus par jour sur fond de désaccord autour de l’avenir de l’entreprise. Le 18 septembre, la bataille entre les deux époux – qui ont tout de même 7 enfants – prend une tournure tragique. Une fusillade éclate en plein jour au siège de Wildberries, situé dans un quartier ultra-sécurisé à proximité du Kremlin. Le bâtiment cossu se fait le cadre d’une rixe musclée entre des dizaines de voyous tchétchènes lourdement armés et le personnel de sécurité de Wildberries. Kim accusera son mari d’avoir fait irruption avec des hommes armés pour perturber une réunion, tandis que Vladislav Bakalchuk affirmera qu’il avait été invité à des discussions pour résoudre le conflit. La fusillade fait deux morts et sept blessés.
Tatiana Kim, la femme la plus riche de Russie
Fondée en 2004, Wildberries s’est rapidement imposée comme l’une des plus grandes plateformes de commerce en ligne en Russie et dans plusieurs pays d’ex-URSS, avec plus de 10 millions de commandes quotidiennes. La société a permis à Tatiana Bakalchuk de bâtir une fortune estimée à 7,9 milliards de dollars selon Forbes, faisant d’elle la femme la plus riche de Russie. Depuis la fusillade, elle a repris son nom de jeune fille. Bien qu’elle ait la nationalité russe, ses parents sont des Coréens qui ont fui en Tchétchénie. Ce choix symbolique marque, dit-elle, sa volonté de s’affranchir de l’influence de son mari et de poursuivre sans flancher son projet de transformation de Wildberries. Tatiana Kim considère en effet que la finalisation de la fusion avec Russ est une étape clé pour la croissance future de l’entreprise. Comme le précise Le Monde, elle veut créer un nouveau marché numérique et un système de paiement alternatif aux réseaux internationaux, dont les principales banques russes ont été exclues. “Après avoir défié Amazon dans l’e-commerce, elle veut remplacer Swift dans les échanges bancaires”.
Des enjeux stratégiques importants
Elle est soutenue en cela par le Kremlin qui voit en cette union une opportunité de créer un géant national capable de rivaliser avec les leaders mondiaux du commerce en ligne tels qu’Alibaba ou Amazon. Pour le Kremlin, la fusion pourrait renforcer l’indépendance économique de la Russie, en créant une alternative solide aux grands acteurs internationaux du e-commerce et de consolider l’économie numérique russe. Cette opération devrait aussi permettre à Wildberries de renforcer sa présence sur le marché publicitaire et d’élargir ses services en ligne. Le groupe Russ, bien que moins puissant sur le plan économique, dispose en effet d’une expertise solide dans le secteur publicitaire. Selon le site web The Bell, Russ bénéficierait surtout du soutien du puissant oligarque Suleiman Kerimov. Il serait secrètement le riche financier du groupe et aurait exercé de fortes pressions au sein du Kremlin en faveur de la fusion avec Wildberries. Le propriétaire officiel de l’agence de publicité Russ, Robert Mizoyan, continue néanmoins de nier cette information avec véhémence selon De Standaard.
La fusion ne fait pas l’unanimité
Toutefois, cette fusion n’a pas fait l’unanimité au sein de Wildberries, notamment avec l’opposition farouche de Vladislav Bakalchuk, qui détient 1% des parts de l’entreprise contre 99% pour son épouse. Ce dernier s’était publiquement opposé à la fusion avec cette entreprise qui réalise 20 fois moins de bénéfices, estimant que cette opération risquait de diluer le contrôle familial sur l’entreprise. Ce désaccord a d’ailleurs été l’une des principales causes du divorce. A la décharge de Vladislav Bakalchuk, personne ou presque n’avait compris la stratégie commerciale sous-jacente à cette fusion (voir encadré). Enfin jusqu’à ce qu’on comprenne que cela s’était fait avec l’aval de Poutine qui souhaite, comme déjà indiqué, transformer le populaire géant russe du commerce en ligne en « plus grand système de paiement numérique libellé en roubles du monde ».
Selon Forbes, en juillet, Wildberries aurait transféré 27 de ses 30 filiales dans la nouvelle société, RWB LLC. Russ n’aurait elle rien transféré, “mais a pris une participation de 35 % dans la nouvelle entreprise. Wildberries en a pris 65 %. Bakalchuk ne semble pas non plus avoir acquis de participation dans Russ dans le cadre de la transaction, toujours selon Forbes. Tatiana Kim aurait donc cédé une participation de 35 % dans son entreprise d’une valeur estimée à 3,4 milliards de dollars. Alors qu’à en croire Vladislav Bakalchuk Russ n’aurait en échange qu’investi 77 000 dollars dans la nouvelle société.
Et ce ne sera pas sa seule erreur de jugement. Pour contrecarrer ce qu’il qualifie d’OPA hostile imposée d’en haut, Bakalchuk fait appel au chef tchétchène Ramzan Kadyrov. Ce dernier lui aurait promis de « protéger son empire commercial » et de « réunir sa famille » avec comme point culminant la tentative de prise par la force du siège de Wildberries. Kadyrov, connu pour son influence et ses méthodes brutales, s’est toutefois fait très discret depuis la fusillade. Le dirigeant tchétchène sait qu’il a de puissants ennemis au sein du FSB, le service de sécurité russe. Or en prenant ouvertement parti pour Vladislav Bakalchuk, Kadyrov aurait boxé hors de sa catégorie. Il n’aurait été épargné que parce que Poutine a toujours besoin de lui en Tchétchénie.
La chute risque par contre d’être beaucoup plus sévère pour l’ex-mari Vladislav Bakalchuk. Il fait désormais face à de lourdes accusations, dont celle de meurtre, et reste au centre de l’enquête sur la fusillade. Bien qu’il ait affirmé vendredi soir dans une vidéo postée sur Telegram être “à la maison” et que “tout allait bien”, les détails sur sa situation juridique restent flous. Il n’a pas été précisé s’il est assigné à résidence ou sous le coup d’autres mesures préventives. A cela s’ajoute le fait qu’il espèrait faire appliquer le droit russe pour récupérer 50 % du groupe au terme du divorce qui mettait fin à plus de 20 ans de mariage. Or, la fusion orchestré par Tatiana Kim conduit à dissoudre l’actionnariat. Il risque donc se retrouver avec des miettes.
Le retour du chaos des années 1990 ?
En attendant, le marché surveille de près les prochaines évolutions de Wildberries. Avec un chiffre d’affaires annuel de 539 milliards de roubles (5,2 milliards d’euros), elle est et reste de loin l’entreprise la plus rentable du pays. Le marché est d’autant plus attentif que ce qui se joue au sein de Wilberries dépasse le cadre de cette entreprise. La lutte de pouvoir qui s’y joue pourrait être révélatrice d’une certaine perte de puissance de Poutine. Avec l’implication d’un certain nombre d’oligarques reconnus, son autorité est en effet sérieusement mise à l’épreuve.
Cela rappelle les luttes de pouvoir sans foi ni loi entre les premiers oligarques au début des années 1990. Période où les règlements de comptes violents en plein jour étaient la norme. L’arrivée au pouvoir de Poutine et son autoritarisme mettront en grande partie fin à ces pratiques, du moins publiquement. La guerre en Ukraine va cependant rebattre les cartes. De plus en plus d’entreprises appartenant à des oligarques sont nationalisées et enrôlées dans l’économie de guerre. De quoi faire grogner dans les rangs et « augmenter la tension entre l’ancienne élite (Kerimov) et la nouvelle (Kadyrov) », précise encore De Standaard. Selon l’avocat russe Mark Fejgin, interviewé par Radio Free Europe, un nouveau cycle de redistribution des biens serait en cours en Russie. L’affaire Wildberries est donc un test pour Poutine. Sera-t-il capable de tenir son élite divisée ? Réponse dans les semaines et jours à venir.
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