Une vie en Filigranes
En 1983, sa boutique s’étendait sur 25 m2 à peine. Aujourd’hui, Filigranes est devenue la plus grande librairie de Belgique et son patron Marc Filipson, un homme d’affaires littéraires comblé.
En 1983, sa boutique s’étendait sur 25 m2 à peine. Aujourd’hui, Filigranes est devenue la plus grande librairie de Belgique et son patron Marc Filipson, un homme d’affaires littéraires comblé.
“La crise ? Connais pas.” A 50 ans, Marc Filipson a l’assurance décontractée de ces jeunes quinquas qui ont réussi. A son poignet, pas encore de Rolex, certes, mais une montre Jaeger-Lecoultre, modèle Reverso – tout de même – qui tranche avec son tee-shirt du jour dédié au groupe de rock Franz Ferdinand. Cool. Car oui, le patron de la méga-librairie Filigranes est cool, comme le confirme d’ailleurs l’un de ses trois enfants, sa fille Alice, 21 ans, étudiante en communication : “Un vrai papa-poule, qui a le coeur sur la main, très généreux et toujours positif. C’est le papa idéal !”
Mais Marc Filipson, c’est surtout une belle success story. Un adolescent qui tombe un peu par hasard dans le monde des livres, qui débute sa carrière de libraire en 1983 dans un mouchoir de poche et qui se retrouve, 25 ans plus tard, à la tête d’une cinquantaine d’employés et d’une boutique de 1.700 m2, soit la plus grande librairie de Belgique et aussi “la plus grande librairie du monde de plain-pied”, dixit l’intéressé. Difficile à vérifier. Mais une chose est sûre : sous son allure résolument nonchalante, Marc Filipson est gourmand et rêve encore d’expansion. L’espace géographique de son temple sis à l’avenue des Arts, non loin du centre de Bruxelles, est – pour le moment – inextensible ? Pas de problème. L’homme d’affaires littéraires s’étend aujourd’hui dans le sud de la capitale, au coeur d’un “Petit Filigranes” qui sera officiellement inauguréà Uccle le 27 avril prochain. Malgré la crise. Malgré la menace grandissante du livre numérique.
Des rêves d’instituteur
Si la réussite de Marc Filipson semble aujourd’hui aussi évidente qu’insolente, le bibliophile a pourtant failli jeter le gant à de multiples reprises. Sans compter qu’il aurait dûêtre instituteur, tout simplement. Né dans une famille de la petite bourgeoisie juive, ce Bruxellois pure souche grandit entre une mère logopède – qui est à l’origine de la ferme Nos Pilifs, une entreprise de travail adapté pour personnes handicapées – et un père businessman. A 13 ans, le jeune homme hérite du job d’étudiant de l’un de ses deux frères aînés dans une libraire de quartier à Laeken. Il gère le retour des invendus et commence à lire des romans – Barjavel, surtout. Petit à petit, le libraire-propriétaire demande l’avis de l’adolescent sur tel ou tel livre à mettre en évidence dans son magasin. Marc Filipson prend de l’assurance et sympathise avec les clients. L’un d’eux finit par le “débaucher”, promesse de gains substantiels à l’appui. Le jeune homme met momentanément les livres au frigo et occupe ses temps libres en coupant d’immenses rouleaux de tissus pour les marchés ! “Entre 15 et 18 ans, j’ai gagné beaucoup d’argent, se souvient-il. Beaucoup trop pour un garçon de mon âge. Je le dépensais en disques, en sorties, en cadeaux pour les amis, et avec le recul, je pense que c’est cette notion d’argent facilement gagné qui m’a dévié de ma vocation d’instituteur.”
Car à l’époque, Marc Filipson s’occupe également d’enfants. Il est moniteur de colonies de vacances pour le Centre communautaire laïc juif. Il rêve de devenir enseignant, mais après ses humanités, il tente d’abord des études d’ingénieur commercial à l’ICHEC, “pour faire comme papa”, affirme-t-il. Toutefois, l’étudiant n’est pas très assidu et après deux candidatures ratées, il s’inscrit à l’Ecole normale Emile André où il décroche finalement un diplôme d’instituteur. “J’ai enseigné trois mois en tout et pour tout, avoue-t-il. Cela me plaisait vraiment, mais je me suis vite aperçu aussi que je n’irais pas loin avec le salaire d’un instituteur. J’étais trop habitué au train de vie que j’avais mené, adolescent.”
25 m² pour doper ses idées
Pendant ses études supérieures, Marc Filipson a redécouvert la passion des livres grâce à un nouveau job d’étudiant décroch éà La Providence, une librairie qui sera la genèse de l’aventure Filigranes. En 1983, victime d’une attaque cérébrale, le marchand de journaux de La Providence est contraint de remettre son fonds de commerce. L’instituteur décide de quitter l’enseignement et de reprendre le bail de la librairie, fort d’un emprunt de 7 500 euros. L’endroit est minuscule – 25 m2 à peine – mais Marc Filipson a des idées : il décide de doper le livre au milieu des produits spécifiquement “presse”, grâce à un système de meubles coulissants qui lui permet d’optimaliser l’espace et, surtout, grâce à son enthousiasme communicatif. Foncièrement commerçant, il transmet réellement ses coups de c£ur au client, osant même la formule : “Si vous n’aimez pas ce livre, vous me le ramenez et je vous rembourse !” Méthode inhabituelle à l’époque, il s’offre aussi des pages de pub dans l’hebdomadaire Pourquoi pas ? avec des remises de 20 % sur le prix de 10 titres “coups de coeur”. Les curieux débarquent, la clientèle se fidélise, la libraire prend du galon.
Malheureusement, en 1988, Marc Filipson est contraint de quitter les lieux : l’immeuble qu’il occupe est sous le coup d’une expropriation. Le libraire se réfugie deux pâtés de maison plus loin, au n°38 de l’avenue des Arts, un espace de 180 m2 en bordure de la “petite ceinture” bruxelloise. Les oiseaux de mauvais augure crient “au fou !” car les lieux sont truffés de bureaux et déserts le week-end. Qu’importe. Le nouveau locataire y croit et convainc ses fournisseurs et ses clients fidèles de le suivre dans l’aventure, leur offrant même le café le dimanche puisqu’il a décidé aussi, contre toute attente, d’ouvrir son commerce sept jours sur sept.
Sa librairie rebaptisée Filigranes se développe lentement et sûrement, mais en 1992, c’est le drame : un incendie ravage sa boutique, réduisant à néant quatre années d’efforts quotidiens. “Finalement, le sinistre total s’est transformé en fête, ironise Marc Filipson. On a récupéré les livres préservés des flammes et on les a vendus à prix réduits dans d’immenses containers placés sur le trottoir. Et comme j’avais placé de grandes banderoles sur ces containers, ça m’a fait une pub d’enfer !”
10.000 personnes chaque week-end
Tenace, le libraire profite de l’incendie pour repenser son magasin. L’architecte Pierre Lallemand met la main à la pâte et quelques mois plus tard, Filigranes renaît de ses cendres avec un levier de croissance qui se révélera essentiel dans le succès de l’entreprise : la gestion informatisée des stocks. La librairie “se professionnalise” et monte en grade, tirant habilement sur les ficelles du succès qui font toujours aujourd’hui son enviable réputation : “L’accueil, la convivialité, le conseil et le service”, résume le maître des lieux. Mais Marc Filipson se sent à l’étroit dans ses 180 m2 et lorgne déjà les bâtiments voisins. Le 11 novembre 2000, le libraire inaugure un nouvel espace de 950 m2 au n°40 de l’avenue des Arts et réalise la jonction avec le n°38 deux ans plus tard pour offrir in fine au public un espace de 1.700 m2 toujours avec la complicité de l’architecte Pierre Lallemand.
Grâce à son expansion, son esprit novateur mais aussi à la multiplication de l’offre (150.000 références aujourd’hui), Filigranes devient “the place to be“. On y croise des écrivains, bien sûr, mais aussi des people et des hommes politiques. Car l’endroit n’est pas seulement une “simple” libraire : c’est surtout un espace de vie, un lieu de flânerie, “un concept store” – comme le dit son patron – où l’on peut tranquillement lire son journal en sirotant un espresso, emmener ses enfants le dimanche et écouter des auteurs lors de conférences et autres séances de dédicaces. La formule séduit, le bouche à oreille opère et attire sans cesse de nouveaux clients – 10.000 personnes s’y rendent chaque week-end !
Immanquablement, les ventes explosent, passant de 250.000 euros en moyenne par mois en 2000 à 1 million d’euros par mois en 2010. Même la crise ne semble pas affecter le business, au contraire ! “Si l’on compare les trois premières semaines de mars 2009 aux trois premières semaines de mars 2010, le chiffre d’affaires de Filigranes est passé de 740.000 euros à 911.000 euros pour cette même période, constate Marc Filipson. A vrai dire, la crise m’a plutôt servi : les gens ont réduit leurs sorties et leurs déplacements pour s’évader autrement, dans les livres notamment.” Les chiffres disponibles à la Banque nationale témoignent en effet de la bonne santé de l’entreprise : après impôts, les bénéfices de Filigranes pour ces trois dernières années s’élèvent respectivement à 350.000 euros en 2007, 414.000 euros en 2008 et 325.000 en 2009. Pas mal pour une PME qui comptait à peine sept personnes en 2000 et qui en emploie 48 à temps plein aujourd’hui.
Rustre mais généreux
Le succès phénoménal de Filigranes fait évidemment des jaloux. “Je dirais que 80 % des libraires détestent Marc Filipson, confie Marc Varence, un diffuseur-distributeur qui le fréquente depuis de nombreuses années. Il est vrai qu’il peut, à certains moments, paraître rustre, mais derrière cette façade un peu méprisante se cache en réalité un mec passionné qui a toujours une idée d’avance et qui a réellement un bon fond.” Un trait de caractère que confirme l’écrivain Nicolas Ancion : “Il m’a aidéà mes débuts et continue à le faire : il a réellement fourgué de force certains de mes livres à des gens qui ne me connaissaient absolument pas. Sa force est son enthousiasme. Il est persuadé qu’il est le meilleur libraire du monde et il fait tout pour le prouver. Cela dit, l’homme peut être soupe au lait, ce qui peut dérouter.” Un employé de la librairie confirme : “Marc Filipson a un tempérament du diable et ses colères sont mémorables, mais c’est un passionné et un homme profondément généreux.” Généreux au point d’organiser, six à huit fois par an, des soirées caritatives dans sa librairie au terme desquelles il reverse 25 % des recettes à l’association élue. Généreux aussi au point de financer le magazine d’exception Pylône – une revue d’art et de philosophie qui lui coûte 12.000 à 15.000 euros par numéro – et de soutenir l’un des employés dans son désir d’entreprendre, en l’occurrence Pierre Gobbe qui inaugurera sa propre librairie, L’attire-lire à Neder-Over-Hembeek, le 1er juin prochain. “Je n’avais pas de fonds derrière moi et Marc m’a immédiatement soutenu, témoigne ce jeune trentenaire qui compte 10 années d’expérience chez Filigranes. Il s’est porté garant auprès des banques et m’a même déniché l’endroit pour aller au bout de mon rêve.”
Marc Filipson l’avoue : sa librairie est son quatrième enfant et le personnel de Filigranes, une grande famille qu’il protège volontiers. “C’est un kibboutz : je gagne de l’argent et je le partage, s’amuse l’homme d’affaires. Certes, je ne suis pas encore millionnaire, mais je pense avoir plutôt bien réussi et, surtout, j’ai pu me réaliser.” De làà revendre l’affaire estimée aujourd’hui à 12,5 millions d’euros ? “Ce n’est pas à l’ordre du jour”, rétorque l’intéressé, même si, en coulisses, il se dit qu’un grand groupe aurait déjà essayé de le séduire avec une coquette somme d’argent…
Le pari numérique
Mais l’homme a d’autres défis : l’expansion encore et toujours, le Petit Filigranes ucclois et aussi le virage numérique qu’il a d’ores et déjà abordé. Ainsi, voici deux mois à peine, l’entreprise lançait son application gratuite iFiligranes pour iPhone, histoire de perpétuer les valeurs de la librairie dans le monde digital, avec l’agenda des rencontres, les meilleures ventes et autres coups de c£ur du moment disponibles sur le smartphone d’Apple. A cela s’ajoute une présence soutenue sur Facebook, Twitter et YouTube où sont postées régulièrement les vidéos des conférences d’auteurs organisées chez Filigranes. “Marc Filipson n’est pas un grand adepte des nouvelles technologies, mais il a déjà compris l’enjeu du numérique, confie Marc Kawam, le consultant indépendant qui a développé l’application iFiligranes déjà forte de 2.000 téléchargements. C’est un grand chef d’entreprise qui est parti de rien et qui fait preuve d’une faculté d’adaptation impressionnante.”
Mais comment s’adapte justement Marc Filipson à la grande menace du livre numérique ? “Je suis humainement contre le livre numérique, tranche le libraire, mais la révolution est en marche. C’est inévitable. Et je suis très pessimiste sur l’avenir du livre papier à très longue échéance, à savoir 20 ou 30 ans. Bref, même si on commercialise désormais chez Filigranes des liseuses et autres ebooks (Ndlr : 30 exemplaires vendus en moins de trois mois), mon entreprise n’est pas une affaire à céder à mes enfants (rires) !
En attendant la réalisation de ce scénario catastrophe, Marc Filipson poursuit calmement son petit bonhomme de chemin littéraire. S’il a déserté la concession des librairies qu’il gérait à l’Opéra de la Monnaie, au MAC’s, au Wiels et, récemment, au Bip – le nouvel office du tourisme de Bruxelles -, il rêve à présent d’expansion internationale. Concrètement, une libraire francophone sur Lincoln Road à Miami Beach (Floride) et une autre à Tel Aviv, en Israël, dont il s’occuperait personnellement. “Mais ce sera sans doute pour mes vieux jours”, conclut-il.
La même, à l’échelle 1/10e
Contrairement à ce que son nom pourrait laisser supposer, l’espace Petit Filigranes – qui sera inauguré le 27 avril sur le Parvis Saint-Pierre, à Uccle – ne sera pas une librairie exclusivement dédiée à la littérature enfantine. Le choix du nom est plutôt inspiré par la volonté de Marc Filipson de créer une réplique miniature de la célèbre librairie de l’avenue des Arts, à l’échelle 1/10. Même sens de l’accueil, même convivialité, même service : sur 175 m2, les habitués du “grand”
Filigranes trouveront exactement les mêmes repères, entre des centaines d’ouvrages pour tous les âges et pour tous les goûts, une sélection de CD et de DVD, mais aussi un espace bar. Histoire de chouchouter les Ucclois qui ne voudraient plus s’aventurer dans le centre de Bruxelles ? Pas seulement. Si la délocalisation estcouronnée de succès, Petit Filigranes pourrait bien être le premier étendard d’une longue série…
Frédéric Brébant
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