Une petite clause qui effraie les entrepreneurs: la liquidation préférentielle
Pour lever des fonds, une entreprise débutante doit pouvoir donner des garanties aux investisseurs. Comme un remboursement prioritaire des montants investis, par exemple.
Si vous n’êtes pas coutumier du monde des fonds d’investissement, vous ignorez sans doute la portée de la clause de liquidation préférentielle. De nombreux start-uppers la découvrent au moment de lever des fonds pour faire grandir leur boîte. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette clause ne les réjouit pas forcément.
Que dit-elle donc de si sulfureux? Elle accorde aux investisseurs une priorité dans la répartition du capital après une vente, une introduction en Bourse ou toute autre réalisation de la valeur de la société. Ces investisseurs sont alors assurés de récupérer au moins leur apport initial avec, dans certains cas, un intérêt cumulatif en prime. Ce n’est qu’ensuite que les autres actionnaires et les fondateurs pourraient recevoir leur part du gâteau… S’il en reste.
Avec de telles clauses, cela ressemble à un prêt déguisé plus qu’à un investissement de capital-risque.”
Fabrice Brion, cofondateur et CEO d’I-Care (Mons), avait évidemment en tête les impacts de cette clause l’an dernier au moment de lever 40 millions d’euros pour accélérer la croissance de son entreprise spécialisée dans la maintenance industrielle prédictive. “Cela ressemble à un prêt déguisé plus qu’à un investissement de capital-risque, dit-il. Dans 90% des cas, tout se passe bien et cette clause reste très théorique. Mais quand ça se passe moins bien, les fondateurs peuvent se retrouver sur la touche. Dans le contexte économique morose que nous connaissons, cette clause peut vraiment faire des dégâts.”
Une clause standardisée…
On vous rassure, I-Care a réussi à éviter cette fameuse clause lors de sa levée de fonds de l’an dernier. Et cela n’est pas dû à la seule force de persuasion de Fabrice Brion mais surtout au profil de l’entreprise. Nous sommes ici avec une firme active depuis bientôt 20 ans, qui a développé un joli chiffre d’affaires, emploie 700 personnes et cherchait des moyens pour accélérer sa croissance. Rien à voir avec la biotech ou la start-up digitale qui doit encore développer ses produits et dont le profil de risque est largement plus élevé. Or, c’est pour ce dernier type d’entreprise que la clause de liquidation préférentielle s’est imposée ces 20 dernières années, afin de limiter les risques des investisseurs.
“Dans le monde des biotechs, 99% des fonds d’investissement demandent une telle clause, confirme Helena Pozios, en charge du secteur chez Sambrinvest. Les derniers arrivés, ceux qui paient le plus cher, veulent se protéger face aux investisseurs des tours précédents, qui sont montés à bord à des valorisations inférieures.”
Cette protection se traduit concrètement en une priorité dans la répartition du produit d’un événement de sortie, potentiellement au détriment des actionnaires antérieurs. “Je comprends que ce ne soit pas toujours agréable pour les fondateurs, ajoute Laurent Verhavert, avocat-associé au département Corporate & Finance du bureau Strelia. Mais cette clause est le pendant pour obtenir les financements. Elle nous est venue du monde anglo-saxon et est aujourd’hui une pratique courante dans les tours de table. Ne pas l’inclure serait presque considéré comme curieux.”
… mais avec des modalités très variables
Si cette clause est quasiment toujours présente dans les conventions d’actionnaires, elle prend cependant à chaque fois des modalités différentes: du simple remboursement prioritaire du montant investi, avec ou sans intérêt cumulatif, jusqu’au double dip qui permet à l’investisseur d’encore participer à la répartition du solde (au prorata de ses parts) après avoir encaissé le remboursement prioritaire.
C’est un outil dans une équation plus large, pour estimer la balance rendement-risque.”
“C’est un outil qui fait partie d’une équation plus large, résume Edouard Chatenoud, head of Tikehau Capital- Benelux. Les modalités dépendront évidemment de la valorisation de la société mais aussi du comportement du management: ont-ils réinvesti beaucoup dans l’entreprise? Ont-ils déjà sorti de l’argent? Nous regardons aussi les droits des actionnaires minoritaires, leur poids dans les décisions importantes, par exemple une acquisition ou le remplacement du CEO. La clause de liquidation préférentielle et ses modalités font partie d’un ensemble de paramètres qui nous permettront d’évaluer la balance rendement-risque. Nous n’investirons que si nous jugeons cette balance satisfaisante. C’est notre métier, il n’y a pas d’émotion là-dedans.”
Prêt déguisé ?
Plus les modalités de liquidation préférentielle seront dures, plus l’investissement ressemblera à un prêt déguisé, pour reprendre l’expression de Fabrice Brion. “Et pourquoi pas? , rétorque Edouard Chatenoud. Si un investissement est très protégé, c’est parce que l’investisseur a accepté une valorisation élevée pour une boîte dont l’actif comptable n’est généralement pas énorme à ce moment-là. Les fondateurs et les actionnaires antérieurs sont alors moins dilués.” Ils peuvent ainsi garder le contrôle. Ce qui, pour la plupart d’entre eux, est un élément crucial dans la négociation.
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“Il ne faut pas voir cela comme le méchant fonds capitaliste qui vient presser les entrepreneurs, insiste Philippe Durieux, CEO de Vives, le fonds d’amorçage de l’UCLouvain. La clause de liquidation préférentielle est un moyen de laisser un peu plus de champ libre à la discussion sur une valorisation qu’on ne peut pas encore vraiment déterminer. Qui pouvait garantir que des Odoo ou iTeos allaient atteindre de telles valorisations 10 ans plus tard?”
Aligner les intérêts
Gestionnaire d’un fonds lié à l’université, Philippe Durieux se retrouve souvent au milieu du gué, entre des investisseurs soucieux de la rentabilité de leurs placements et des fondateurs qui ne sont pas toujours coutumiers des attentes des financiers. “Ils ont travaillé sur le projet pendant des années, c’est un peu leur bébé, témoigne-t-il. Mais il faut bien leur expliquer que tout ne leur appartiendra plus totalement. J’essaie toujours d’avoir les conventions d’actionnaires les plus simples et les plus précises possibles, en espérant ne jamais devoir utiliser cette clause grâce à un return dans lequel tout le monde se retrouvera. L’important, c’est d’aligner les intérêts des actionnaires, du management et du conseil d’administration. Car c’est vrai que, mal utilisée, cette clause peut décourager les fondateurs, ce qui n’est dans l’intérêt de personne.”
Le gestionnaire rappelle que comme tout investisseur, un fonds universitaire recherche un retour, une rentabilité, le cas échéant via une clause de liquidation préférentielle. “Si le chercheur ou doctorant a pu développer son idée, c’est aussi grâce aux laboratoires de l’université, précise Philippe Durieux. Le moteur de l’innovation, il est là, et il a aussi besoin de retours financiers.”
Valable aussi pour l’investisseur public
La logique vaut aussi pour les investisseurs publics qui, d’une part, suivent les règles du marché pour ne pas créer de distorsion de concurrence, et, d’autre part, se retrouvent la plupart du temps aux côtés d’un lead investor privé qui aura exigé une clause de liquidation préférentielle, celle-ci s’appliquant alors à tous les contributeurs du tour de table.
“Aujourd’hui, on peut parfois lever 10, 20, 30 millions ou plus quasiment sur une simple idée et un projet ambitieux. Mais ce n’est possible que si vous accordez une certaine protection à vos bailleurs de fonds, analyse Hugues Bultot, CEO et cofondateur d’Univercells. Si les outils publics refusaient par principe cette clause, les entreprises wallonnes ou belges passeraient à côté des grands financements internationaux dont elles ont besoin. Ces outils ont en outre un rôle de conseil et de protection des entrepreneurs contre notamment les fonds vautours. Je suis donc très content qu’ils s’intègrent dans des consortiums internationaux et suivent les règles de ceux-ci.”
L’avocat Laurent Verhavert (Strelia) salue également le rôle “supportif” des outils dans la recherche de l’équilibre entre les attentes de toutes les parties au moment de fixer les modalités de la clause. L’entrepreneur convaincu de la solidité de son projet, de sa capacité à multiplier la valeur par 10 ou par 20, n’aura pas trop de réticences à accepter ce paiement prioritaire aux investisseurs qui financent son entreprise.
Ce n’est dans l’intérêt de personne que le fondateur se sente étouffé par cette clause.”
“En fin de compte, tout sera fonction de la réussite économique, poursuit Me Verhavert. Quand vous vendez bien la boîte ou réussissez une belle introduction en Bourse, la liquidation préférentielle ne pose aucun problème. En revanche, quand le produit de l’exit ne correspond pas à ce que les fondateurs et les actionnaires imaginaient, la clause peut être plus difficile à avaler.”
Une clause vouée à disparaître?
Ce principe semble parfaitement en phase avec la logique d’une économie de marché. Hugues Bultot pointe toutefois un bémol. “Cette clause a bien fonctionné dans des secteurs où la réussite d’un projet industriel était liée à des risques microéconomiques, explique-t-il. Ces dernières années, nous n’avons pas vécu dans un environnement économique particulièrement stable. Un entrepreneur performant, qui a bien exécuté le business plan, peut subir un ralentissement macroéconomique. La clause de liquidation préférentielle prend alors un tout autre impact et se rapproche d’une forme d’assurance tout risque pour les investisseurs. Ce n’est dans l’intérêt de personne que le fondateur se sente étouffé par cette clause en raison de circonstances externes et jette l’éponge. Le système binaire mis en place (le manager réussit ou pas son business plan) montre ses limites dans cet environnement macroéconomique. Les parties ont sans doute intérêt à s’asseoir autour de la table et à réviser ces clauses de liquidation préférentielle.”
Les derniers arrivés, ceux qui paient le plus cher, veulent se protéger face à ceux qui sont montés à des valorisations inférieures.”
Helena Pozios (Sambrinvest) voit un autre élément susceptible de venir bousculer cette clause devenue quasiment standard dans les levées de fonds d’entreprises technologiques: les critères ESG (environnement, social et gouvernance). “Ces critères invitent à mettre de plus en plus en avant la valorisation pour les fondateurs, constate-t-elle. Cela induit une tendance du marché à atténuer l’impact de la clause de liquidation préférentielle, voire à la supprimer. Je ne l’ai pas encore constatée en pratique mais je suis curieuse de voir l’évolution dans les deux-trois prochaines années, à mesure que les critères ESG se mettront en place dans les fonds d’investissement.”
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