Un groupe wallon de casinos et de paris en ligne cartonne à l’étranger
Patron du groupe Ardent, Emmanuel Mewissen a fait du jeu d’argent sa raison d’être professionnelle. Gros plan sur une “success story” wallonne qui s’exporte, entre casinos feutrés et paris sportifs en ligne.
C’est l’histoire d’un dentiste du pays de Herve dont la passion pour le billard va donner naissance à l’un des plus grands groupes du secteur des loisirs en Belgique. Nous sommes à la fin des années 1980. Emmanuel Mewissen, jeune diplômé en dentisterie, partage sa vie entre les soins qu’il prodigue dans son cabinet et les boules de billard qu’il frappe régulièrement au London Snooker Club dans le centre de Liège. Le praticien est un excellent joueur et il se fait rapidement remarquer par le propriétaire des lieux, Jean-Marie Léonard, qui possède plusieurs cafés dans le “Carré”.
Douze ans les séparent sur l’échelle du temps, mais le courant passe tellement bien entre les deux hommes qu’ils se lancent ensemble dans une nouvelle aventure commerciale: la création d’une salle de jeux de luxe dans un espace sécurisé, avec une offre de jeux vidéo et de machines à sous, à la fin de l’année 1992.
“Je ne regrette pas du tout d’avoir œuvré en tant que dentiste à temps partiel pendant six ans, confie Emmanuel Mewissen. C’était même très intéressant, mais cela ne correspondait pas à mes aspirations et mes besoins d’interactions sociales. Je suis assez joueur, dans le sens ludique du terme, et comme j’ai aussi une âme d’entrepreneur, j’ai donc rapidement switché vers cette autre activité.”
L’étape casino
Les deux partenaires se complètent au sein de leur nouvelle société Circus: l’aîné, Jean-Marie Léonard, gère l’administratif et le volet financier tandis qu’Emmanuel Mewissen s’accomplit davantage dans l’opérationnel et la vision stratégique. La sauce prend, le duo liégeois multiplie les inaugurations de salles de jeux (une dizaine en cinq ans) et crée dans la foulée une filiale d’investissement et de développement immobilier.
En 2003, les deux hommes d’affaires passent à la vitesse supérieure: ils rachètent le casino de Spa et, un an plus tard, celui de Namur. Cette double acquisition les fait entrer dans “une autre dimension” (sic) en raison de la taille des infrastructures et, surtout, du nombre d’employés sous leur autorité. Ces rachats marqueront le début d’autres opérations stratégiques, à l’international cette fois, puisque la société liégeoise (rebaptisée entre-temps Ardent Group) s’offrira huit casinos en France dans les années 2010 et des participations majoritaires dans deux casinos en Suisse, à Davos en 2021 et à Crans-Montana en 2022.
La tentation numérique
Au moment où le duo de fondateurs met la main sur son premier casino, Emmanuel Mewissen est déjà très attentif à la révolution numérique et à la digitalisation qui s’invite dans le monde des jeux d’argent. Mais la législation belge le bride dans ses envies de développement.
“J’ai dû ronger mon frein durant des années, regrette-t-il aujourd’hui, puisque j’avais commencé à m’intéresser aux jeux sur internet dès 1996 et que j’ai pu seulement commencer à y opérer en 2011. L’Etat belge, qui a pourtant été le deuxième pays à réguler ce secteur en Europe, ne s’est en effet intéressé à la question qu’en 2007, pour finalement voter une loi en 2010. A l’époque, nous étions déjà largement cannibalisés par des opérateurs étrangers et illégaux. Il faut rappeler que la société Bwin avait son logo sur le maillot du Real Madrid depuis quelques années et qu’elle pêchait déjà chez nous en eaux profondes. Cela nous a affectés économiquement. Notre réponse a été de développer notre propre technologie.”
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C’est le deuxième tournant stratégique de Circus devenu Ardent Group. Avec cette porte belge légalement ouverte sur les jeux en ligne, l’entreprise liégeoise se met à explorer de nouveaux horizons numériques. Pour ce faire, elle s’associe dès 2010 avec Sylvain Boniver, fondateur de Produweb, l’une des premières sociétés actives dans la création de sites internet en Belgique. Ensemble, ils donneront naissance à Gaming1 pour développer fortement la stratégie en ligne du groupe liégeois désormais organisé en deux pôles: Gaming1 pour toutes les activités liées au jeu ; Ardent Invest pour la branche immobilière et le secteur horeca (pôle dirigé aujourd’hui par Nicolas Léonard, fils du fondateur Jean-Marie Léonard).
Stratégie omnicanal
En quelques années à peine, Gaming1 devient leader sur le marché belge des jeux de hasard en proposant une offre originale mixte (à la fois “terrestre” et en ligne) de jeux de casinos, de paris sportifs et de poker.
“Notre ancrage wallon est inscrit dans notre ADN et le fait de rester à Liège est une forme de loyauté à la région qui nous a vu naître.” Emmanuel Mewissen
Grâce à l’activité numérique et sa marque Circus, le groupe Ardent s’est donc fortement développé et compte désormais 1.600 employés pour un chiffre d’affaires annuel de plus de 400 millions d’euros. “Aujourd’hui, 70% de notre chiffre d’affaires se réalise dans le digital, confie son CEO Emmanuel Mewissen, mais notre succès provient surtout de notre stratégie omnicanal. On a utilisé notre savoir-faire opérationnel et notre propre technologie pour développer nos activités online et, en même temps, on s’est servi de nos sites de jeux en ligne pour ramener le client vers nos activités terrestres. C’est une stratégie qui a porté ses fruits, construite par mon bras droit Jean-Christophe Choffray, et que nous exportons aujourd’hui pour une série d’acteurs internationaux qui font face à la même problématique que nous.”
Le rêve américain
Avec son modèle innovant, le groupe Ardent a réussi à sortir de ses frontières pour occuper le terrain du jeu d’argent dans plusieurs pays sur deux continents. D’une part, les Liégeois sont actifs dans une belle partie de l’Europe de l’Ouest “avec un axe fort qui relie la Belgique aux Pays-Bas, à la France et à la Suisse”, dixit Emmanuel Mewissen, et un prolongement qui s’opère vers l’Espagne et le Portugal.
D’autre part, le groupe Ardent a également osé le rêve américain avec une présence récente dans quatre Etats des Etats-Unis, grâce au partenaire local Beltly, et des bureaux fraîchement inaugurés à Miami. “Pour nous, ce défi américain est un peu la cerise sur le gâteau, même si le pari est loin d’être gagné, concède le CEO. Le marché est hyper-compétitif et la culture, très différente. Nous verrons bien!”
Les souhaits d’expansion du groupe Ardent à l’international n’entament toutefois pas son ancrage liégeois. L’entreprise est et veut rester wallonne même si les contraintes semblent se multiplier. “Cet ancrage wallon est primordial, précise Emmanuel Mewissen. Il est inscrit dans notre ADN et le fait de rester à Liège est une forme de loyauté à la région qui nous a vus naître. Moi, je suis très reconnaissant de tout ce qu’on a reçu et des valeurs qui sont les nôtres en Wallonie. On veut le rendre en fondant des entreprises et en créant de l’emploi. L’objectif du groupe Ardent, c’est de participer au redéploiement socioéconomique de la Région wallonne qui nous a vu naître. En tant qu’entrepreneur, c’est une des missions que je me suis données.”
Publicité bridée
Parmi les contrariétés qui touchent le groupe Ardent, il y a notamment le projet de loi du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne qui devrait, sauf coup de théâtre, entrer en vigueur ce 1er juillet 2023. A l’heure où nous bouclions cette édition, le Conseil d’Etat, saisi à ce sujet, ne s’était toujours pas manifesté, mais selon la plupart des observateurs, il y avait fort à parier que l’arrêté royal limitant fortement la publicité pour les jeux de hasard ne soit pas suspendu.
Concrètement, cette nouvelle loi est une catastrophe pour les différents acteurs du secteur. Car la publicité pour les jeux de casino et les paris sportifs en ligne sera désormais interdite à la télévision, à la radio, au cinéma, dans la presse écrite, dans l’espace public, dans les toutes-boîtes, sur les réseaux sociaux et sur les sites web non concernés par cette activité commerciale. Des dispositions transitoires ont toutefois été prévues. Seule la publicité distillée dans les stades et sur les maillots des clubs sportifs pourra encore apparaître durant quelques années, mais dans un format qui se réduira au fil du temps. Les logos que l’on voit actuellement sur les vareuses de plusieurs équipes de la Pro League seront ainsi limités à un espace de 75 cm2 au 1er janvier 2025, pour disparaître totalement au 1er janvier 2028.
Privilégier la concertation
Pour les clubs de football professionnels, cette disparition à moyen terme du sponsoring sportif par des sociétés de jeux d’argent sera problématique. Car les logos d’Unibet, Circus, Napoleon Games et autre Golden Palace sont bien présents sur le torse des joueurs de nombreuses équipes et il faudra dès lors séduire de nouveaux sponsors.
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Voilà pourquoi une petite dizaine de recours ont été déposés contre l’arrêté royal de Vincent Van Quickenborne auprès du Conseil d’Etat. Dans la liste des plaignants, on retrouve évidement les sociétés de jeux et de paris concernées, mais aussi des clubs de football de la Pro League et des groupes de médias (IPM, Rossel, DPG Media, etc.) étant donné que la nouvelle loi va les priver d’une jolie manne publicitaire dans leurs pages et sur leurs écrans.
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Pour Emmanuel Mewissen qui est également vice-président de la Belgian Association of Gaming Operators (l’association belge des opérateurs privés de jeux de hasard), l’entrée en vigueur de cette loi pourrait avoir “un impact de 50 à 100 millions de pertes” pour les acteurs concernés. “Ces pertes se feront au détriment de l’économie belge car les joueurs iront voir ailleurs, sur les sites illégaux d’acteurs étrangers, prédit Emmanuel Mewissen. C’est d’autant plus regrettable que nous mettons nous-mêmes en œuvre au sein du secteur toute une série de mesures pour justement mieux protéger le joueur. Nous sommes conscients de nos responsabilités et nous sommes favorables à une régulation forte de la publicité mais cela doit se faire de manière concertée et raisonnée, et non pas de façon dogmatique.”
Un cercle vertueux
Quel que soit l’avis du Conseil d’Etat, le CEO du groupe Ardent veut rester positif, en faisant le pari de promouvoir Liège et la Wallonie en encourageant l’entrepreneuriat. De son parcours étonnant, il dresse finalement ce constat sur un état d’esprit malheureusement encore trop présent en Région wallonne. “Il faut arrêter de blâmer le succès, conclut Emmanuel Mewissen. Je souhaite vraiment qu’une majorité de politiciens ne considèrent plus l’entrepreneuriat et la réussite comme quelque chose de suspect. En Wallonie, de nombreux entrepreneurs ont retroussé leurs manches et ils créent aujourd’hui un cercle vertueux.” Un cercle que le groupe Ardent tente, plus que jamais, de faire rayonner à l’international.
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