“Trop lent pour échouer”: la stratégie payante d’Espace Mode face aux géants du retail et de la fast fashion

Maxime Meeckers (CEO d’Espace Mode). "Nous avons l’avantage de ne pas avoir de fonds d'investissement qui nous pousse dans le dos." © PG
Caroline Lallemand

“Trop lent pour échouer”, telle pourrait être la devise de l’enseigne wallonne de prêt-à-porter Espace Mode. Quand les géants de l’e-commerce avalent des parts de marché, l’entreprise familiale prend le contrepied en misant davantage sur l’expérience en magasin. Son principal atout : une vision sur le long terme héritée de 87 ans d’histoire, où le capital patient lui offre le luxe d’ignorer les diktats du retail moderne.

Depuis sa fondation à Aubel en 1937 par Louis Meeckers, le groupe textile Tricobel a traversé quatre générations familiales. Lancée il y a près de 40 ans, son enseigne de prêt-à-porter multimarque Espace Mode navigue dans un secteur tourmenté : l’(ultra) fast fashion s’impose, les pure players gagnent du terrain, des enseignes historiques (Esprit, Cassis) font faillite, tandis que les centres-villes wallons affichent un taux record de vacance commerciale (21,3%). Dans ce contexte, Espace Mode trace sa route à son propre rythme.

Des lieux d’expérience

Premier atout : contrairement à de nombreux retailers qui louent leurs espaces, la société possède la plupart de ses magasins. Cette politique immobilière lui permet de traverser les crises en évitant la pression des loyers. “Tous les neuf ans, le bailleur peut aussi décider de ne pas renouveler le contrat. Quand on investit, il y a toujours ce risque”, explique Maxime Meeckers (33 ans), CEO d’Espace mode depuis 2023 et arrière-petit-fils du fondateur de Tricobel.

Un des premiers magasins.

Le dirigeant n’hésite donc pas à investir massivement dans l’architecture et les aménagements intérieurs des magasins, conçus comme de véritables lieux d’expérience. “On veut une reconnaissance identitaire d’un point de vente à l’autre. Chacun est rénové systématiquement tous les 10 ans”, commente Maxime Meeckers. Toute implantation suit aussi une logique implacable : toujours en périphérie, avec un grand parking, là où le chaland préfère se rendre plutôt qu’en centre-ville.

Miser sur l’expérience en magasin

Miser principalement sur le physique quand l’e-commerce explose, une stratégie trop risquée ? Pas pour Espace Mode. Avec seulement 3% de son chiffre d’affaires en ligne, l’enseigne s’appuie sur sa dizaine de magasins de plus de 1.000 m². Résultat : 40 millions d’euros de ventes, 170 collaborateurs, et aucune fermeture depuis 1988. La société joue sur un terrain où les géants du secteur ne peuvent rivaliser : l’expérience physique. “Chaque magasin compte une dizaine de vendeurs au service de nos clients. Notre différenciation, c’est vraiment l’expérience via les interactions humaines,” vante Maxime Meeckers. Son positionnement place Espace Mode un cran au-dessus des acteurs de la fast fashion. “Notre prix moyen à la pièce est plus élevé que les grandes chaînes internationales”, confirme son CEO.

Dans le segment wallon du prêt-à-porter multimarque, dominé par Point Carré (groupe ZEB, environ 30 magasins), Espace Mode fait figure d’acteur plus modeste. Face aux poids lourds du retail belge tels que le groupe Claes Retail (JBC, CKS et Mayerline), qui a généré 237 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2024 pour 200 magasins, ou encore ZEB (147 million euros de CA en 2023, 80 magasins), l’enseigne assume son positionnement de challenger régional.

Chaque magasin dispose d’une dizaine de vendeurs.

Actionnariat 100% familial

Son autre carte maîtresse : son actionnariat 100% familial et indépendant. L’ensemble de ses magasins est intégré et non franchisé. “On n’a pas la prétention d’ouvrir 10 magasins dans les cinq prochaines années. Et on continuera notre croissance de manière progressive et maîtrisée en bon père de famille. On a l’avantage de ne pas avoir de fonds d’investissement qui nous poussent dans le dos pour atteindre x millions de chiffre d’affaires dans x années”, expose Maxime Meeckers. Espace Mode n’a ouvert que 10 magasins en 37 ans. Cette expansion mesurée génère pourtant une croissance stable de 3 à 5% par an, là où bon nombre d’enseignes physiques reculent. “En près de 40 ans, on n’a jamais quitté une ville où l’on s’est développé”, pointe le dirigeant.

“En près de 40 ans, on n’a jamais quitté une ville où l’on s’est développé.” – Maxime Meeckers (CEO d’Espace Mode)

Une stratégie digitale bien pensée

L’enseigne ne néglige pas le digital pour autant. Elle y investit selon une stratégie bien pensée depuis 10 ans. Sa parade : utiliser les outils digitaux pour attirer les clients en boutique. “On veut capitaliser sur les interactions entre l’e-commerce et nos magasins physiques”, avance Maxime Meeckers.

Cette approche repose sur trois leviers. La réservation gratuite en ligne permet aux clients de sélectionner des articles sur l’e-shop sans payer. Ils viennent ensuite essayer les vêtements en magasin avant d’acheter. “Ce système génère 1 million d’euros de chiffre d’affaires annuel, qui s’ajoute au million d’euros de ventes directes en ligne”, souligne le CEO. Le site vitrine joue dans ce sens un rôle crucial avec un taux de conversion de 1%. L’enseigne investit aussi fortement dans les réseaux sociaux et le référencement pour générer du trafic. Les résultats sont tangibles : l’e-commerce enregistre une croissance de 15 à 20% par an (hors période covid) depuis 2017.

L’enseigne s’appuie sur une dizaine de magasins de plus de 1.000 m². © PG

La recette de la transmission

Selon les statistiques, seulement 3% des entreprises familiales survivent au passage à la quatrième génération. Quel est le secret d’Espace Mode pour traverser les décennies sans encombre ? “Mon père m’a intégré tôt dans les réunions stratégiques, répond Maxime Meeckers. La confiance qu’il a mise en moi et le partage des responsabilités, c’est la clé de notre gouvernance.” La reprise du business familial ne doit toutefois pas être vue comme une obligation : “Il ne faut pas pousser un enfant à reprendre une entreprise de notre taille. Il faut qu’il en ait l’envie et les capacités. C’est un choix de vie”, estime le jeune chef d’entreprise.

Christophe Meeckers (58 ans) et son fils se partagent aujourd’hui la direction. L’un gère les achats, l’autre l’opérationnel. Les décisions stratégiques se prennent ensemble. “La clé du succès, c’est la bonne répartition des rôles, se parler et s’aligner sur nos ambitions, même quand elles diffèrent. Il y a un bagage historique que nous voulons respecter, tout en faisant évoluer l’entreprise. C’est ce juste équilibre entre l’ADN, l’héritage et nos projets qui fait notre force”, commente Maxime Meeckers. Pour éviter le repli sur soi, un advisory board avec des consultants externes verra le jour en 2027.

Des atouts difficilement duplicables

Espace Mode démontre qu’on peut prospérer en famille en prenant son temps. Son modèle repose toutefois sur des atouts cumulés difficilement transposables : capital patient, propriété immobilière, ancrage territorial et gouvernance familiale stable. La vraie question est de savoir s’il résistera face à l’accélération de l’e-commerce et à l’évolution des habitudes de consommation. Un test grandeur nature attend la cinquième génération, qui devra choisir entre perpétuer ce rythme de croisière ou céder à l’injonction de la vitesse.

Une entreprise familiale sur 4 générations.


Signe Nature, une marque propre responsable
Autre particularité : le groupe possède sa marque propre Signe Nature, qui réalise un chiffre d’affaires de 6 millions d’euros. Cette enseigne se distingue par une production principalement européenne, avec des vêtements fabriqués en Italie ou en Grèce. Forte de vingt ans d’existence, le label a développé un réseau de distribution solide avec 350 points de vente répartis dans trois pays (Belgique, France et Pays-Bas). La durabilité n’est pas en reste. « On est en train de faire des audits. On a développé toute une formule de calcul nous permettant de calculer l’impact carbone à la pièce selon les choix du pays de production, de la matière première, du transport,… On met souvent beaucoup d’accent sur le transport, mais ce n’est pas du tout ça qui est un point important dans l’impact carbone d’une pièce », explique Maxime Meeckers.

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