“Nous voulons offrir une alternative à l’entrepreneuriat traditionnel”
Quentin Nickmans et Thibaud Elzière, les heureux fondateurs du start-up studio bruxellois eFounders qui a créé une trentaine de sociétés (dont trois licornes) en 12 ans, veulent passer à la vitesse supérieure. Avec le lancement de Hexa, ils comptent dupliquer leur approche dans de nouveaux créneaux… Et ainsi révolutionner la manière d’entreprendre.
Dans l’écosystème du numérique en Belgique et en France, eFounders compte parmi les acteurs qui inspirent. Ce start-up studio fondé à Bruxelles en 2011 par Quentin Nickmans et Thibaud Elzière est parvenu à hisser plusieurs de ses jeunes pousses au sommet mondial du software as a service dans l’univers du travail. Les start-up Aircall, Spendesk et Front sont devenues licornes. Et sur la trentaine d’entreprises créées, d’autres sont en pleine croissance.
Fin 2022, le deux hommes ont annoncé une grosse évolution de leur structure en lançant Hexa. Montant d’un cran, ils ont décidé de devenir un “studio de studios”, faisant passer à l’échelle leur modèle de création de start-up en série. En gros: Hexa créera de nouveaux start-up studios qui eux-mêmes lanceront des start-up techs sur de nouveaux thèmes, après la fintech et le web 3.0. Rencontre avec deux entrepreneurs ambitieux.
TRENDS-TENDANCES. Après plus de 10 ans de développement, vous avez créé Hexa, nouvelle structure autour de votre start-up studio. Pourquoi et comment cela va-t-il s’articuler?
THIBAUD ELZIÈRE. Il ne s’agit pas d’une nouvelle structure à proprement parler: eFounders reste la société belge derrière tout ce qu’on entreprend et qui détient des parts dans toutes les sociétés qui sortent de nos studios. Hexa est une marque qui permet de donner du sens à ce qu’on fait. Il s’agit d’un branding mais, dans les faits, c’est un changement de paradigme total. En plus de 10 ans, on a créé un start-up studio mais aussi un modèle d’entrepreneuriat en équipe sur lequel on a itéré. On s’est concentré dans le domaine du saas (software as a service, Ndlr) et du futur of work avec eFounders. Depuis 2020, on a appliqué le modèle à d’autres verticales, la fintech et le web 0.3. Et pour deux raisons. D’abord, on voulait découvrir d’autres univers. Ensuite, on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas multiplier le nombre de créations de boîtes dans cette même structure.
QUENTIN NICKMANS. Le modèle, par essence, est artisanal. On est cocréateurs de sociétés. On ne peut pas dupliquer notre temps et notre énergie sur plus de quatre ou cinq projets par an, car on travaille en mode squad avec une complémentarité de compétences. On ne se répartit pas les projets. En 2020, Camille Tyan est venu avec des idées fintechs. On connaissait la fintech mais pour développer de nouveaux projets, il fallait d’autres compétences pour bien réussir. C’est cela que nous voulons essayer de développer à chaque fois: trouver des serial entrepreneurs qui ont envie de lancer plein de projets dans leur domaine, et que l’on peut épauler avec notre compétence de studio.
Jusqu’ici, les idées d’entreprises issues d’eFounders venaient essentiellement de vous deux. Dans ce nouveau concept où Hexa développe des studios différents, quel sera votre apport et pourquoi ne pas avoir choisi un modèle d’investisseurs?
T.E. Notre mission consiste à ouvrir de nouveaux studios. Plutôt que de nous associer à des entrepreneurs pour développer des start-up, nous allons nous associer avec des fondateurs pour créer des studios.
Q.N. On apporte principalement deux choses. D’abord, notre accès à des profils exceptionnels d’entrepreneurs qui peuvent porter les idées développées dans les studios. Avec le temps, on a croisé le chemin de fondateurs qui ont un niveau vraiment exceptionnel. Ensuite, nous avons une core-team de support qui est extrêmement importante et qui permet aux studios et aux entrepreneurs de se concentrer uniquement, en équipe, sur le produit et le design. Cette core-team sera au support de tous les studios, pour l’administratif, le juridique, etc.
“Nos boîtes sont normalement vouées à doubler leur chiffre d’affaires chaque année.”
Ne craignez-vous pas de vous disperser?
T.E. Il y a un risque que le modèle de start-up studio, qui est très compliqué et sur lequel beaucoup se sont cassé la figure, ne marche pas sur des verticales qui s’éloignent du saas ou de la fintech. Par contre, nous gardons un fil directeur commun: c’est le software B to B, y compris sur le climat, la santé, etc. Et là, c’est un domaine où l’on a une compétence forte.
Là où eFounders mettait toujours en avant le côté “artisanal” qui expliquait la réussite des start-up, vous semblez vouloir passer à une échelle plus industrielle…
T.E. On aurait pu faire en sorte de scaler eFounders. Le passage à Hexa, justement, c’est partir du constat que notre “artisanat” fonctionnait. En effet, on crée des cellules vraiment indépendantes, avec chaque fois un head of studio entrepreneur et une petite équipe. Ensemble, elles vont chaque fois générer des petits start-up studios. On pense qu’un énorme studio ne scale pas et ne fonctionne pas. Ici, dans cette approche avec Hexa, on évite le gros studio justement.
Q.N. En 2020, on est arrivé à la limite quand on essayait de sortir six projets pour une seule équipe. C’était plus lourd, plus compliqué. On n’avait pas assez de temps. Aujourd’hui, les squads sont occupées sur deux ou trois projets. Cela peut grimper jusqu’à quatre, mais cela n’ira pas bien au-delà.
Lire aussi | eFounders compte trois licornes et un centaure
Le modèle, qui est celui de constituer un portefeuille dans ces start-up, reste le même?
Q.N. Oui. On aura au total plus d’entreprises, plus de studios mais individuellement moins de participation dans chacun d’eux. La valeur de l’actif eFounders est la somme de l’equity dans chaque boîte qui est créée.
Quelle différence faites-vous par rapport à un fonds d’investissement?
T.E. J’aime bien définir la différence par la manière don on fonctionne au quotidien. Au jour le jour, on n’effectue absolument pas le travail d’un fonds d’investissement qui lève de l’argent, regarde des projets, rencontre des entrepreneurs et, ensuite, fait de la due diligence. On assume par contre le travail d’entrepreneurs: on crée des produits, on recrute, on fait de l’administratif. Donc, même si cela peut faire penser à un fonds parce que l’on a des participations dans des sociétés, on est beaucoup plus proche de la création d’une boîte que de la création d’un fonds.
Q.N. La manière dont on constitue un portefeuille de participations est en effet très différente. Nos participations sont issues de construction de start-up, un travail de 12 à 18 mois. Si on a les mêmes fondamentaux économiques qu’un fonds early stage, on ne fait pas le même métier.
“Qu’est-ce qu’il y a de plus beau que d’imaginer une nouvelle forme d’organisation qui réinvente la manière dont les humains s’associent pour créer des choses?”
Vous parlez de votre portefeuille de participations. On sait que le contexte financier n’est pas bon et que la plupart des start-up ont vu leur valorisation fondre comme neige au soleil. Cela ne doit pas être très bon pour vous.
T.E. Il faut être conscient du fait qu’il y a une crise majeure dans la tech, avec un écroulement de l’ordre de 70% des saas en particulier. Nous vivons la plus grande crise économique de la tech depuis 20 ans…
Q.N. Mais la maturité de projets de boîtes ne vient qu’après 10 ans. On se donne rendez-vous dans quatre ans et on verra où l’on en est. Cela ne nous fait pas peur! La vraie question est de savoir si les entreprises sont en danger ou si elles ont de bonnes fondations. Certaines entreprises de type Gorillas sont des structures fragiles car si elles n’ont plus de financement pour prendre tout le marché, tout peut s’écrouler du jour au lendemain. Dans le saas, les boîtes engrangent des marges très importantes et elles sont encore amenées à grandir. Nos entreprises sont normalement vouées à doubler leur chiffre d’affaires chaque année. Les toutes grandes, c’est 60 à 70%. Les plus jeunes, 100% à 150%. Et maintenant que le robinet est plus fermé, toutes ont adapté leurs plans: moins de recrutement et le souhait d’atteindre le break-even à un horizon de 18 mois. C’est le mandat donné par la plupart des boîtes. Le leitmotiv, c’est ne pas être dépendant des levées de fonds. Et la plupart de nos boîtes ne devront pas lever de fonds en 2023.
Lire aussi | Gorillas conclut un accord avec eFarmz
La valeur de votre studio doit quand même en souffrir…
T.E. On a bien sûr revu cela avec nos actionnaires. Comme toutes les boîtes dans la tech, les nôtres ont aussi été survalorisées par le passé. Mais pas autant que certaines. Notre domaine est assez solide car les revenus sont récurrents et dépendants de beaucoup de clients. En considérant la baisse due à la crise, on enregistre encore 40% de croissance malgré tout.
Q.N. Notre manière de voir les choses est la suivante: si on vendait des participations aujourd’hui, ce serait avec une décote. C’est ce qu’on voit sur les marchés. Par contre, si nos entreprises continuent de grandir à 50% par an, dans 18 mois, elles seront à un stade de performance qui vaudra la valorisation précédente.
Avez eFounders vous avez fait naître une trentaine de start-up dont quelques licornes. Qu’est-ce qui vous anime encore?
Q.N. C’est passionnant de mettre en place une entreprise qui peut nous transcender. Au départ, avec eFounders, nous avons créé une entreprise dépendante de quelques personnes. Aujourd’hui, fonder l’infrastructure Hexa, c’est permettre plein de nouvelles choses. Travailler dans différents secteurs dans lesquels on n’imaginait pas entrer et attirer des gens brillants. C’est hyper épanouissant. Et puisqu’elle monte à l’échelle, notre entreprise elle-même peut s’entourer de gens de plus en plus brillants. Cela nous rendra meilleurs dans chacune de nos compétences.
Le C.V. de Thibaud Elzière
2004: Fondateur de Fotolia, plateforme revendue à Adobe
2007: Cofondateur de Zilok.com
2011: Cofondateur d’eFounders
Il est aussi business angel
Le C.V. de Quentin Nickmans
2000 à 2004: Senior consultant au Boston Consulting Group
2004 à 2010: Cofondateur de Eatingdesk
2011: Cofondateur d’eFounders qui a notamment lancé les start-up TextMatser, Mailjet, Mention, Aircall, Front, Spendesk, etc.
T.E. Ce qui est vraiment beau, c’est que nous construisons une alternative à l’entrepreneuriat traditionnel. C’est ambitieux. Depuis la nuit des temps, les gens entreprennent seuls ou à deux. Aujourd’hui, nous proposons une forme d’entrepreneuriat en équipe car on est meilleurs en équipe que seul. Qu’est-ce qu’il y a de plus beau que d’imaginer une nouvelle forme d’organisation qui vient réinventer la manière dont les humains s’associent pour créer des choses? C’est cela qu’on est en train de créer avec Hexa. Depuis que j’ai réalisé que ce modèle de studio était une nouvelle version du team entrepreneurship, je suis très enthousiaste car on peut l’appliquer à tous les domaines de la création de projets. On va dans de nouvelles verticales, mais on pourrait aussi le faire pour créer du hardware ou développer des initiatives dans le non- marchand. On est en train de vulgariser et démocratiser une nouvelle manière d’entreprendre en équipe.
Vous pourriez appliquer ce modèle en dehors de la tech?
Q.N. Cela ne convient pas à tous les types d’entrepreneurs mais, pour une partie d’entre eux, la formule a fait ses preuves et continuera de fonctionner. L’avenir nous dira si on peut sortir de la tech. On compte rester dans le software B to B pour encore un bon moment. Mais cela pourra nous emmener dans de nouveaux secteurs et de nouvelles géographies, en fonction de l’épicentre des technologies.
T.E. Même si on ne reste que dans le software, on aura une contribution forte dans le climat, l’éducation et plein d’autres domaines. Software is eating the world : à l’avenir, la moitié de ce qui sera inventé sera digital. Donc même en restant sur le software B to B, nous pourrons contribuer à une bonne partie de ce qui sera créé dans les prochaines années…
“C’est bien cool d’avoir l’appui du gouvernement, mais ce sont les initiatives individuelles qui permettent de créer des entreprises.”
Aujourd’hui, votre structure est belge, mais toutes les start-up que vous créez ne sont pas forcément belges…
Q.N. Nos boîtes sont quasiment toutes américaines. Si vous avez une possibilité de création de software dans n’importe quel secteur et que ce software a une opportunité sur les Etats-Unis, cela reste de loin le premier marché. Un Américain n’achète pas de software qui n’est pas américain. La plupart des sociétés sont actives aux Etats-Unis mais elles ont une filiale opérationnelle en Europe. Et l’on incorpore cette filiale là où les fondateurs se trouvent. Plus on aura des têtes de nos studios dans un écosystème belge, plus grande sera la chance que le prochain socle opérationnel soit en Belgique. Notre pays n’a pas la maturité d’un écosystème comme celui de Paris, même si cela évolue et commence à frétiller.
La Belgique est-elle attractive pour la tech?
T.E. Il faut vraiment qu’on réfléchisse au niveau de l’Europe. Fondamentalement, la Belgique n’est pas plus attractive qu’un autre pays. Mais il faut une vision européenne à cinq ans, et plus on va penser Europe, plus le centre sera Bruxelles, tant au niveau législatif que géographique. Je suis étonné que Bruxelles ne soit pas plus dynamique économiquement vu tout ce que la ville a à offrir: proche de Londres, de Paris, d’Amsterdam ou de l’Allemagne, avec une qualité de vie incroyable et des bureaux qui ne coûtent rien. Aujourd’hui, on peut être en Belgique et créer une entreprise aux Etats-Unis. A partir du moment où les gens sont belges et actifs en Belgique, l’endroit où est créée la société n’est pas un sujet. Au final ce qu’on veut, c’est créer de l’emploi dans le pays. Nous, on le fait aux Etats-Unis. Mais si demain, il y a une bonne structure pour incorporer l’Europe et que les Etats-Unis sont prêts à acheter européen, on le fera. C’est cela le futur. J’aurais préféré qu’Aircall ou Front soient des entreprises européennes. Mais à l’époque où l’on les a lancées, les USA étaient la meilleure décision.
Il existe pourtant tellement d’initiatives belges pour pousser à la création de start-up. Cela ne sert à rien?
T.E. En Belgique, on attend trop des politiques en pensant que la solution viendra de chez eux et des mesures qu’ils prennent. C’est bien cool d’avoir l’appui du gouvernement, mais ce sont les initiatives individuelles qui permettent de créer des entreprises. Le but, c’est donc d’augmenter ce genre d’initiatives.
Vous évoquez régulièrement l’Europe qui manque aujourd’hui de gros acteurs numériques majeurs. Pourquoi est-ce important pour vous?
T.E. Il faut qu’on ait une souveraineté numérique européenne pour défendre nos valeurs. La valeur du droit d’auteur, par exemple, qui n’est pas la même qu’aux Etats-Unis. Pareil pour notre vision des données personnelles, la manière dont on veut gérer le défi climatique… Ce sont des enjeux importants sur lesquels nous avons nos propres valeurs. Et il faudra une souveraineté européenne, car une souveraineté belge ou française serait trop étroite.
Vous qui cherchez constamment des talents numériques pour vos start-up, diriez-vous que la Belgique est attractive à ce niveau?
Q.N. En Belgique, il y a l’argent et le talent. Il y a plein de talents dans les universités. Ce ne sont pas les hard skills qui manquent, mais le nombre de projets qui se développent. Et on manque surtout de talents passés dans des start-up à succès et de belles boîtes de la tech.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici