Paul Vacca
Stan Lee, le super-héros de l'”empowerment”
Lorsqu’on demandait à Stan Lee quel était, selon lui, le plus grand super-pouvoir, il répondait invariablement : la chance. Et il ajoutait que, personnellement, il en avait eu beaucoup.
C’est vrai que ce fils d’immigrés roumains juifs élevé dans le Bronx à l’époque de la Grande Dépression aurait pu difficilement se montrer ingrat envers la vie, elle qui l’a propulsé sur l’Olympe de l’industrie mondiale du cinéma. Le kid des suburbs devenu Maître de l’Univers, ou à tout le moins architecte, avec Kevin Feige de Disney, de ce Marvel Cinematic Universe qui alimente désormais la machine hollywoodienne à coups de blockbusters générant des milliards de dollars.
Mais la ” chance “, c’est peut-être aussi l’autre façon de dire le ” génie “. Car avant d’être le pourvoyeur en grandes tuyauteries à effets spéciaux et machines à cash se déclinant à l’infini en sequels, prequels, reboots et cross-overs, Stan Lee a été un ” créateur unique “. Le démiurge d’une cosmologie de mythes universels. Spider-Man, les X-Men, les Avengers, Iron Man, Hulk, Black Panther, les 4 Fantastiques ou Thor, pour ne nommer que les plus connus… Un panthéon à faire passer Homère, Dante, Dumas ou Dostoïevski pour des petits joueurs. Un grand oeuvre qui doit évidemment à ses qualités hors pair de storyteller mais surtout à sa vision.
Là où l’univers du ” comic book ” tendait à s’écrire dans des cases bien définies, Stan Lee a en effet cherché au contraire à les dynamiter. Il s’est également inscrit dès le début contre la doxa dominante du secteur, notamment celle de DC Comics – la maison pionnière et concurrente de Marvel. Alors que celle-ci proposait avec Superman ou Batman des super-héros unidimensionnels, habités par une sorte de vacuité aseptisée évoluant dans des villes imaginaires – Gotham et Metropolis ou Smallville – et dans une société au manichéisme désincarné, Stan Lee n’a eu de cesse d’inscrire ses histoires dans la réalité de son temps.
Le super-pouvoir de Stan Lee a certes été d’avoir eu de la chance. Mais il réside aussi dans le fait d’avoir su donner à son lecteur le pouvoir de saisir lui-même sa propre chance.
Tous ses personnages sont surhumains non pas au sens où ils sont ” au-dessus ” des humains, mais parce qu’ils survivent à leur humaine condition. En cela, ils sont superlativement traversés d’ambiguïtés, révélant des défauts, des névroses et même des perversités. Peter Parker est sans cesse tiraillé par la culpabilité et Magnéto des X-Men est un puissant concentré d’ambiguïté entre victime et bourreau…
De même, la réalité politique et sociétale de son temps – la guerre du Vietnam ou l’antisémitisme par exemple – fera de fréquentes apparitions au coeur des cases flashy, des coups de poing et des onomatopées. Dans cette société très wasp de l’époque, Lee offrira dans ses histoires une visibilité à des minorités jusque-là invisibles dans les médias, faisant notamment émerger le premier super-héros noir de l’histoire avec Black Panther. Le réel s’invitera parfois même dans le trivial, comme lorsque Spider-Man effectue une visite chez le dentiste dans un épisode…
C’est que Stan Lee ne voyait pas le comic book comme un marché, mais comme une communauté d’esprit. Un peu comme le rock. Il ne souhaitait pas s’adapter à sa cible de lecteurs. Il aimait, par exemple, truffer ses titres d’hommages à Shakespeare – qui était son auteur favori – ou multiplier les références à la mythologie et à la Bible pour ouvrir un hors-champ à ses lecteurs. Mais au-delà, son génie aura été de savoir parler à chacun de ses lecteurs intimement. Ce qu’il a su créer, c’était cela, avant tout : un lien qui permet à chaque lecteur de se sentir partie prenante de l’univers.
Le super-pouvoir de Stan Lee a certes été d’avoir eu de la chance. Mais il réside aussi dans le fait d’avoir su donner à son lecteur le pouvoir de saisir sa propre chance. Ekow Eshun, un journaliste anglo-ghanéen, a raconté dans un magnifique témoignage dans le Financial Times comment la découverte de Black Panther en 1970 a transformé sa vie et lui a permis de décider de ce qu’il allait devenir. Grâce à ce comic book, il avait eu une révélation : être noir pouvait aussi être une forme de super-pouvoir. Stan Lee ? Un super-héros de l’empowerment capable de transmettre des super-pouvoirs à chacun de ses lecteurs.
Aujourd’hui, c’est peut-être un peu de cette magie qui s’éteint avec lui, celle du divertissement noble, qui sait nous sortir de notre réalité tout en donnant la force de l’affronter. Faire parfaitement rimer entertainment et empowerment : voilà le superpouvoir des grands artistes.
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