De Jamie Oliver à Jeroen Meus en Belgique, en passant par les influenceurs qui se mettent au fast-food, l’histoire de la restauration moderne est ponctuée de succès médiatiques éclatants, mais souvent fragiles sur le plan économique. Un rêve gastronomique peut vite se muer en désastre financier.
Dans le secteur de la restauration, l’histoire du chef britannique Jamie Oliver illustre presque à la perfection la parabole moderne de l’expansion ratée. En mai 2019, son empire s’effondrait brutalement, entraînant la fermeture de 22 des 25 établissements de son groupe. Le bilan était lourd : 1 000 emplois supprimés et 83 millions de livres de dettes. La débâcle continue de faire référence dans l’industrie. Il aura fallu près de cinq ans pour que le chef tire publiquement les leçons de cet échec et reconnaisse ses responsabilités, notamment lors d’une interview au podcast Begin Again de Davina McCall en septembre 2025. « J’ai excellé dans tout ce qui était difficile, mais j’ai échoué sur les bases », confie Oliver, qui admet avoir passé « toute sa vie à refuser d’assumer ses responsabilités concernant les chiffres et les mathématiques ». Une lucidité tardive qui éclaire les mécanismes d’un désastre en partie annoncé.
L’ivresse des grands chiffres
À son apogée, le groupe Jamie Oliver possédait 86 restaurants, dont 25 au Royaume-Uni et 61 à l’international. L’enseigne phare, Jamie’s Italian, séduisait par son positionnement milieu de gamme et sa promesse d’ingrédients frais et de qualité. Mais cette expansion rapide s’est accompagnée d’une dilution inévitable de l’attention portée aux détails et à la cohérence de l’offre.
Les signaux d’alerte se sont multipliés bien avant la liquidation finale. Dès 2018, le groupe avait dû fermer 12 établissements britanniques. Oliver avait alors injecté personnellement plus de 12 millions de livres pour maintenir l’activité à flot – une bouée de sauvetage insuffisante face aux dysfonctionnements structurels. La critique gastronomique Marina O’Loughlin, du Times, résumait la situation avec cruauté peu avant la faillite, comparant les truffes noires dans les pâtes à « des crottes de souris dans la soupe » et qualifiant l’assiette de « tas de nourriture sinistre ».
Les pièges de l’expansion rapide
L’échec Oliver met ainsi en lumière plusieurs écueils classiques. Premier piège : la confusion identitaire. Alors que le chef avait bâti son image sur une cuisine accessible pour tous, les prix pratiqués restaient élevés, générant un décalage perceptible par la clientèle. Deuxième facteur : l’industrialisation du modèle. Les restaurants fonctionnaient comme une machine standardisée, efficace dans les premières phases de croissance, mais étouffant progressivement toute créativité et personnalisation de l’expérience client. Un paramètre devenu pourtant central pour justifier le prix payé. Troisième dimension : la cohérence de marque. Les partenariats avec Shell pour installer des corners dans les stations-service ont provoqué un tollé, en contradiction avec les engagements écologiques du chef, entamant la crédibilité de l’ensemble.
Le contexte macro-économique a également joué un rôle : le Brexit de 2017 a fragilisé la livre sterling et fait flamber les coûts d’importation. L’incertitude économique a rendu les consommateurs plus prudents, réduisant leur propension à dépenser dans la restauration moyenne gamme. « Je ne savais pas comment gérer une entreprise avec succès à l’époque », confie ainsi Oliver dans De Morgen. Un paradoxe fréquent : l’excellence culinaire et médiatique ne garantit pas la maîtrise des fondamentaux de gestion. Les 13 années d’exploitation de Jamie’s Italian ont certes permis un apprentissage, mais à un coût considérable.
Le parallèle belge : Jeroen Meus…
En Belgique, Jeroen Meus a connu un revers similaire avec Würst. Le chef, véritable figure de la gastronomie médiatique flamande grâce à ses émissions Dagelijkse Kost et Twee tot de zesde macht, avait lancé en 2015 un concept de restauration rapide haut de gamme réinventant le hotdog en version « haute cuisine », sans additifs ni conservateurs. Ouvert à Louvain puis décliné à Gand et Anvers, le projet s’est soldé en 2019 par une faillite et 970 000 euros de dettes. De son propre aveu, l’échec tiendra autant à la croissance trop rapide qu’à un défaut de supervision opérationnelle. Si la première adresse à Louvain a été rentable, les succursales de Gand et Anvers ont rapidement généré des pertes importantes en raison de mauvaises décisions stratégiques et d’investissements disproportionnés.
et Mamma Roma
Et s’il n’est pas l’œuvre d’un chef médiatique, l’exemple plus récent de Mamma Roma risque lui aussi de faire date lorsqu’il s’agira d’évoquer une expansion ratée.
Le concept de pizza al taglio, lancé dans les faubourgs de Rome et implanté en Belgique, visait une clientèle urbaine et pressée. Pourtant, en 17 ans, la chaîne n’a jamais atteint la rentabilité, accumulant près de 35 millions d’euros de pertes reportées selon l’Echo. Pire depuis 2008, elle n’a jamais dégagé de bénéfices, toujours selon L’Echo. Pour survivre, l’entreprise a multiplié les injections de capital, la dernière remontant à décembre 2024 pour 2,3 millions d’euros.
Le plan de restructuration drastique a réduit le parc de sept à deux restaurants en Belgique, tous situés à Bruxelles. La rotation managériale aura aussi été vertigineuse : quatre CEO en quatre mois, signe d’une instabilité à la tête de l’entreprise et d’une gouvernance défaillante. La stratégie d’expansion rapide, avec des corners dans des stations Total, des parts vendues à réchauffer dans les supermarchés et une aventure parisienne, a également échoué. Aujourd’hui, les établissements parisiens sont gérés par une société indépendante, la franchise ayant été reprise.
Le marché belge : opportunités et limites
Le marché belge de la restauration reste dynamique. Et les spécificités locales, comme la densité démographique et la tradition gastronomique belge, offrent une protection relative et limitent le surinvestissement territorial. Le secteur HRI (Hôtels, Restaurants, et Institutions ) affiche une croissance annuelle prévue de 4,1%, tirée essentiellement par la restauration rapide. Ce Selon Food Service Alliance, 250 nouvelles enseignes de restauration rapide ouvriront d’ici cinq ans, s’ajoutant aux 1 019 déjà existantes. McDonald’s illustre cette dynamique, passant de 86 restaurants en 2020 à 119 en 2024, avec un objectif de 150 d’ici 2027. Ce constat n’empêche pas que la standardisation de l’offre dans la restauration rapide et la pression concurrentielle dans le segment à table accentuent la fragilité des modèles.
Quand les influenceurs se mettent au fast-food
Depuis quelques années, des créateurs de contenu comme IbraTV, Michou, Amixem ou Zack Nani transforment leur notoriété en business culinaire. Black and White Burger, Mealy, Starsmash ou La Kazdalerie mêlent storytelling, marketing et originalité gastronomique, séduisant leurs communautés fidèles. Certains concepts connaissent un succès impressionnant : Le Black and White Burger de IbraTV compte aujourd’hui une quarantaine de franchises en France et en Belgique pour 30 millions d’euros de chiffre d’affaires (2023), tandis que la Kazdalerie de Zack Nani (encore uniquement en France) a quintuplé ses ventes en un an selon Libération.
Derrière cette ruée vers la restauration rapide, les motivations sont multiples : générer des revenus tout en échappant aux contenus sponsorisés et aux fluctuations des algorithmes. Pour ces influenceurs, il ne s’agit pas seulement de profit : ils cherchent à partager leur passion et à offrir des produits « palpables » à leurs fans. Beaucoup optent aussi pour des dark kitchens, ces cuisines fantômes réservées à la livraison et où le client commande uniquement via les applis. Elles offrent en effet un modèle attractif pour tester un concept avec moins de coûts et de contraintes qu’un restaurant physique.
Mais ici aussi la notoriété ne suffit pas à garantir le succès. Recommander un plat est une chose, gérer un restaurant en est une autre. Les fast-foods « made by influenceurs » profitent temporairement de l’aura de leur créateur, mais fidéliser la clientèle exige qualité, cohérence et gestion efficace. Les fermetures récentes, comme celles des restaurants de Valouzz, ou la disparition progressive de nombreuses dark kitchens, rappellent les limites de ce modèle. Dans un marché où la Gen Z (15-30 ans) recherche nouveauté et expérience, cela reste avant tout le goût et le service qui décident si le client revient.
Rebondir après l’échec
Paradoxalement, l’échec peut être formateur. Jamie Oliver, qui possède aujourd’hui 70 restaurants dans le monde (dont un seul au Royaume-Uni), affirme n’avoir « jamais été aussi complet, jamais été aussi expérimenté ». Il prépare un retour avec un projet de livraison de repas et a rouvert un établissement phare au Theatre Royal Drury Lane en 2023. « La douleur et l’échec font partie de ce qui forge vos sens », philosophe le chef britannique. Une leçon précieuse pour tout entrepreneur : dans la restauration comme ailleurs, maîtriser les bases – gestion financière, contrôle des coûts, cohérence opérationnelle – demeure la condition sine qua non d’une expansion durable. L’art culinaire seul ne suffit pas, il faut aussi bien s’entourer. Et avant de multiplier les couverts, il est impératif de solidifier les fondations.
À défaut, même les noms les plus célèbres peuvent sombrer.
M6 fera de Cyril Lignac son Jamie Oliver à la française. Lui aussi est passé de chef star à entrepreneur global. Et en vingt ans, l’Aveyronnais s’est imposé comme l’un des rares chefs français à conjuguer notoriété médiatique et empire économique diversifié.
En 2025, l’empire Lignac pèse entre 37 et 45 M€ de chiffre d’affaires:
– Restauration haut de gamme : 25 à 30 M€ de chiffre d’affaires (Paris, Londres, Dubaï).
– Pâtisseries & chocolateries : 8 à 10 M€, dopés par des ventes saisonnières record.
– Édition culinaire : près de 17 M€ de ventes cumulées en dix ans, portée par la série Fait Maison.
– Médias & partenariats : 2 à 3 M€, avec des collaborations prestigieuses comme Louis Vuitton.
Mais derrière les vitrines dorées, tout n’est pas uniforme : certaines sociétés affichent de confortables bénéfices (édition, C’Gourmand), tandis que d’autres accusent des pertes (PRAC 15, –210 k€ en 2024). Soit une diversification pour l’instant réussie, mais exigeante. Et où chaque expansion internationale expose le chef-entrepreneur aux aléas de marchés très concurrentiels