Quittoking ou la désacralisation du travail: quand démissionner devient un spectacle sur TikTok

© Getty
Muriel Lefevre

La génération Z transforme la démission en contenu viral sur les réseaux sociaux. Entre protestation sociale et quête de visibilité, ce phénomène bouleverse les codes du monde du travail et inquiète les entreprises.

Filmer sa démission et la diffuser en direct sur TikTok : ce qui aurait semblé impensable il y a quelques années serait devenu une pratique relativement courante chez les jeunes actifs. Baptisé « quittoking », ce phénomène viral accumule des millions de vues sur la plateforme chinoise. Entre acte de rébellion et quête de visibilité, ce phénomène en dit long sur le nouveau rapport au travail de toute une génération précise LiveCareer qui a analysé la popularisation de ce phénomène.

Naissance d’un phénomène viral

L’histoire commence vraiment en 2021, dans un McDonald’s britannique. Des employés décident de démissionner en masse. L’un d’eux sort son téléphone, filme la scène et la publie sur TikTok. Résultat : plus de 16 millions de vues. La vidéo fait le tour du monde et inspire des centaines d’autres salariés à faire pareil. Filmer à l’insu de l’employeur pourrait entraîner des poursuites, mais la majorité des utilisateurs de TikTok ne semblent pas s’en soucier.

Le « quittoking » s’inscrit dans une série de mouvements apparus au début des années 2020. Il y a d’abord eu le « quiet quitting », cette démission silencieuse où l’employé fait le strict minimum sans plus s’investir. Puis le « loud quitting », sa version bruyante où le départ s’accompagne de dénonciations publiques. Avec TikTok, on franchit un cap depuis 2024: la démission devient un spectacle en temps réel, partagé avec le monde entier. Si beaucoup de vidéos viennent du secteur technologique ou de l’enseignement, d’autres sont aussi postées par des ouvriers. La grande majorité des auteurs sont des femmes.

@christinainbloom WHY IS THIS SO HARD? It’s okay to leave things that don’t make you happy, in fact – you are probably going to be better off than staying in that comfort bubble that you aren’t growing in. As an anxious people pleaser, I’ve never been able to see it that way. But today, I chose to put myself first. No more quiet quitting over here… it’s my life and I want to be the main character instead of watching it play out from afar without a say. #resignation #villianera #quitwithme #quitmyjob #loudquitting #quietquitting #nervous #emotional #storytime #peoplepleaser #anxiety ♬ original sound – Christina 🌸
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Une communauté entière s’est formée autour de ces contenus. Certains utilisateurs ont même bâti leur notoriété là-dessus, devenant des sortes d’influenceurs spécialisés dans la critique du monde du travail ou les conseils de carrière.

Coup de gueule ou coup de pub ?

Les motivations varient énormément d’une vidéo à l’autre. Beaucoup dénoncent des situations réelles : ambiance toxique, harcèlement, burn-out, mauvais traitement des collègues ou des clients. TikTok se mue en une tribune pour alerter d’autres travailleurs et mettre la pression sur des employeurs peu scrupuleux. D’autres adoptent un ton plus léger. Ils filment leur départ pour un nouveau job plus intéressant, montrent des patrons compréhensifs et partagent des conseils sur la bonne manière de quitter une entreprise. Ces vidéos servent plutôt de guide pratique.

Mais la frontière entre protestation légitime et recherche de visibilité reste floue. Dans l’économie de l’attention qui régit TikTok, le spectaculaire l’emporte souvent sur le fond. Certains contenus semblent davantage motivés par la course aux vues que par une réelle volonté de changement social.

Il n’empêche que le secteur de la technologie, particulièrement touché par le phénomène, a traversé une période de compressions massives qui a alimenté la méfiance généralisée. Il y aurait plus de 312.000 suppressions de postes dans l’industrie tech entre janvier 2023 et mars 2024. Et quand les départs sont notifiés froidement par message électronique, sans justification solide ni dédommagement approprié, les dégâts sont profonds et les réactions épidermiques.

Néanmoins, si le geste a un certain panache, le salarié qui critique ouvertement son employeur peut vite être perçu comme un élément perturbateur, ce qui pourrait freiner ses chances de retrouver un poste ailleurs.

Cauchemar en vue pour les RH

Pour les organisations, ce phénomène représente néanmoins une menace sérieuse. Chaque vidéo peut accumuler des dizaines de milliers de vues en quelques heures, exposant publiquement les dysfonctionnements internes. Certains employés dévoilent des informations sensibles : politiques internes, détails de projets confidentiels, témoignages sur la culture d’entreprise. Cette exposition massive constitue un risque majeur pour la réputation des organisations et la sécurité de leurs données. Les conséquences ne sont pas qu’externes. En interne, ces comportements perturbent le fonctionnement des équipes et cela débouche souvent sur des départs précipités, laissant des postes vacants pendant plusieurs mois.

Enfin, les dégats réputationnels ne sont qu’un bonus moderne. De manière générale, les entreprises feraient bien d’accorder autant d’attention à la manière dont elles licencient qu’à la façon dont elles recrutent. Il s’agit de préparer soigneusement le processus et d’être juste. Sous peine d’ébranler la motivation, mais aussi accentuer le malaise des équipes encore en place, déjà éprouvées par le départ de collègues, qu’ils l’aient fait bruyamment ou non.

Une génération qui change les règles

Le phénomène touche surtout la génération Z, ces jeunes nés après 1997 qui représenteront plus d’un quart des salariés d’ici la fin de l’année. Ils ont grandi avec internet et ne voient pas le travail du même œil que leurs aînés. En ce sens, le succès du « quittoking » révèle surtout un basculement majeur vers une désacralisation du travail.

Si le salaire reste important, 52% d’entre eux accepteraient un poste moins bien payé s’il est leur apporte plus de satisfaction. Ils veulent de l’autonomie, pouvoir travailler à leur manière. La flexibilité est tout autant importante, au point qu’horaires souples, télétravail doivent faire partie du package de base.

Cette génération rejette les hiérarchies trop rigides et les cultures d’entreprise toxiques tout en ayant les moyens techniques de se faire entendre. De quoi effectivement bouleverser le rapport de force traditionnel entre employeurs et employés.

Reste à savoir si tout ça débouchera sur de vraies améliorations des conditions de travail ou si ce n’est qu’un phénomène de mode. Le retour des patrons autoritaires est aussi là pour montrer que rien n’est inscrit dans le marbre.

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