À partir du 1er janvier 2027, toutes les entreprises belges devront se doter d’un système d’enregistrement du temps de travail. Entre horaires flexibles et contrôle accru, le monde du travail belge s’interroge.
La bonne vieille pointeuse, qu’elle soit physique ou virtuelle, fait son retour dans les entreprises belges. Dès le 1er janvier 2027, l’enregistrement du temps de travail y deviendra obligatoire. Cette décision prise par le gouvernement Arizona en marge de l’accord budgétaire, soulève autant de questions qu’elle n’apporte de réponses. Faudra-t-il scanner ses empreintes digitales ? Pointer via une application ou une pointeuse classique ? Cette mesure signe-t-elle la fin de la flexibilité au travail qui se développe depuis la pandémie ?
Une directive européenne longtemps ignorée
L’obligation découle d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 14 mai 2019. Dans une affaire opposant le syndicat espagnol CCOO à la Deutsche Bank, la Cour avait estimé que les États membres devaient obliger les employeurs à instaurer un système permettant de mesurer la durée quotidienne de travail de chaque salarié. La Cour n’exigeait pas le retour de la pointeuse classique, mais demandait un système “objectif, fiable et accessible”. Suite à cet arrêt, la plupart des pays européens ont introduit une obligation légale d’enregistrement du temps de travail, sauf la Belgique.
C’est principalement Vooruit qui a poussé cette mesure controversée lors des négociations budgétaires, révèlent L’Echo. Le MR aurait cédé en échange d’une autre mesure : la défiscalisation des heures supplémentaires. Les partenaires sociaux, eux, n’étaient pas parvenus à s’entendre sur le sujet lors de la précédente législature, rappelle L’Avenir.
Le paradoxe du télétravail : plus de flexibilité, moins de contrôle
Cette décision va à contre-courant des pratiques actuelles. Depuis la pandémie, les horaires de travail sont devenus de plus en plus souples. À peine quatre employés sur dix (42%) suivent encore de manière rigoureuse l’horaire classique 9h-17h, selon une enquête réalisée par l’agence iVOX pour Protime, une société belge spécialisée dans les logiciels de gestion du temps de travail et du personnel ; auprès de 1.000 employés belges francophones en 2023.
Parmi ceux qui travaillent régulièrement depuis leur domicile, seulement un employé sur trois (32%) applique strictement les horaires de bureau. Pour près d’un quart (24%), la journée de travail commence et se termine plus tôt. Pour 13%, c’est l’inverse, tandis que 7% opèrent par sessions ou par blocs horaires. Une réalité qui permet notamment à ces employés d’aller chercher leurs enfants à l’école en milieu d’après-midi et de travailler à nouveau quelques heures en soirée. Un mode de fonctionnement qui semble aux antipodes d’un système de pointage strict.
Un outil de protection… ou de surveillance ?
Paradoxalement, l’enregistrement du temps de travail gagne du terrain, même sans obligation légale. Plus de six employés sur dix (65%) – soit 18% de plus qu’avant la pandémie – conservent déjà une trace de leur temps de travail, révèle l’enquête Protime. Les méthodes varient : pointeuse à l’entrée (43%), système informatique (22%), papier (16%), fichier Excel (10%) ou application mobile (7%).
Selon Sophie Henrion, porte-parole de Protime, cet enregistrement aide les travailleurs à mieux distinguer leurs heures de travail de leur temps libre (42%). Sans cela, 15% travailleraient trop et 8% consacreraient trop peu de temps à leurs responsabilités professionnelles.
Pourtant, l’enregistrement du temps presté à domicile ne constitue pas encore la norme : seuls 51% des télétravailleurs conservent une trace de leur horaire. Un chiffre qui interpelle, d’autant que près de la moitié des personnes interrogées (43%) ont le sentiment de travailler (bien) plus à domicile qu’au bureau. Près d’un quart (23%) indiquent également être (beaucoup) plus facilement joignables en télétravail.
Les patrons grognent
Du côté patronal, la grogne est palpable. “La majorité des PME n’en veut absolument pas”, tonne Bart Buysse d’UNIZO, cité par 7sur7. “Une pointeuse obligatoire freine la flexibilité et met la pression sur le bien-être des travailleurs. Cela va totalement à l’encontre de la manière dont le travail s’organise aujourd’hui : télétravail, confiance, autonomie et focus sur les résultats.”
L’organisation patronale souligne également que l’Europe n’impose pas explicitement une obligation générale d’enregistrement. “La Belgique n’a jamais été condamnée par la Cour de justice et pourtant, nous introduirions aujourd’hui un système qui ne correspond pas à une organisation du travail contemporaine”, déplore Buysse dans Business AM.
Des systèmes flexibles… en théorie
Le gouvernement promet de “mettre en œuvre cela de la manière la plus flexible possible”, indique La Libre. Concrètement, les entreprises auront le choix entre plusieurs systèmes : applications mobiles pour les télétravailleurs, badges RFID classiques, feuilles de temps par projet pour les secteurs créatifs, ou encore solutions hybrides combinant plusieurs modes de pointage.
Environ 15% des entreprises utilisent déjà un système de ce genre, notamment dans certains secteurs où c’est déjà obligatoire, rapporte 7sur7 : construction (chantiers de plus de 500.000 euros via Checkinatwork), nettoyage, transformation de la viande, secteur funéraire, horeca, agences d’intérim, transport, et pour tous les travailleurs à horaires variables ou à temps partiel.
Big Brother au bureau ? Les risques de dérive
Mais l’inquiétude se situe ailleurs : jusqu’où peut aller la surveillance des employés ? Les nouvelles technologies ouvrent des perspectives qui font frémir les défenseurs de la vie privée.
Certains employeurs ont déjà franchi des lignes rouges. En France, la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) a dû intervenir dès septembre 2021 pour condamner des pratiques abusives, rappelle la RTBF : webcam activée en permanence pendant le télétravail, partage permanent de l’écran, utilisation de “keyloggers” (logiciels enregistrant toutes les frappes au clavier), géolocalisation des travailleurs mobiles.
En Belgique, l’Autorité de protection des données surveille ces dérives de très près. “Un employeur peut contrôler le travail, mais dans le respect de la vie privée. Et cela doit être fait en toute transparence, de manière proportionnée et dans un but légitime”, rappelle l’institution dans ses communications publiques.
La biométrie, ligne rouge infranchissable
L’utilisation de données biométriques est particulièrement encadrée. Les lecteurs d’empreintes digitales ne sont autorisés que pour le contrôle d’accès – et non pour l’enregistrement du temps – dans des situations où une certitude absolue sur l’identité est nécessaire. Le port d’Anvers ou Brussels Airport, en raison de la lutte contre la criminalité et le terrorisme, peuvent, par exemple, y recourir.