Bernard Clerfayt: “Dans aucun pays, les compétences sur l’emploi ne sont aussi éclatées qu’à Bruxelles”
L’OCDE souligne dans un rapport combien le marché bruxellois de l’emploi est un des plus polarisés au monde, écartelé entre peu qualifiés et très qualifiés, entre Belges et étrangers, entre navetteurs et Bruxellois. Mais pour affronter ces problèmes, l’éclatement institutionnel du pays n’aide pas.
Ce n’est pas tous les jours qu’une institution internationale se penche pendant un an et demi sur une Région belge pour en analyser les ressorts. C’est pourtant ce qu’a fait l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui, à la demande du ministre bruxellois en charge de l’Emploi, Bernard Clerfayt (DéFI), a analysé le marché de l’emploi dans les 19 communes et vient de remettre son analyse.
Un exercice très utile pour une Région dont le taux de chômage atteint 11,3%, soit 90.000 demandeurs d’emploi sur une population en âge de travailler (entre 15 et 64 ans) de 824.000 personnes.
Une population grandissante
Le profil de Bruxelles est très particulier. Il montre une population dynamique, jeune et d’origine très diverse. Entre 2001 et 2021, la population belge a augmenté de 12% mais la population bruxelloise de 27%. En 2022, plus de la moitié de la population locale âgée de 15 à 64 ans était née à l’étranger, alors qu’on est à moins de 30% à Hambourg, Berlin ou Stockholm, et moins de 20% à Amsterdam. Et 87% des Bruxellois avaient moins de 65 ans. “On est bien au-dessus de la moyenne des pays développés (81%)”, souligne l’OCDE.
Mais cette population a du mal à trouver un emploi. Le taux d’emploi de la population âgée de 15 à 64 ans s’élevait à 60% en 2022 . C’est bien en dessous de zones métropolitaines comparables: le taux d’emploi atteint ainsi 82% à Amsterdam, 78% à Stockholm et 76% à Berlin. Une explication? Le niveau de formation. La moitié seulement des Bruxellois ont un niveau d’éducation “élevé”, contre 70% des Londoniens, par exemple.
Nous avons donc une Région avec un nombre important de chômeurs mais qui, et c’est tout le paradoxe, attire énormément de navetteurs. En fait, sa zone d’attraction s’étend sur une aire qui regroupe 3,3 millions de personnes, presqu’un tiers de la population du pays! Parmi les 796.000 travailleurs occupés dans la capitale, 393.000 y résident mais 403.000 (144.000 Wallons et 259.000 Flamands) font la navette pour s’y rendre. Les Bruxellois sont plus casaniers: seuls 53.000 travaillent en Région flamande et 23.000 en Région wallonne.
Eclatement “façon puzzle”
Ce qui frappe les experts de l’OCDE est l’éclatement “façon puzzle” des compétences entre le fédéral, la Cocof, la Cocom, la Région bruxelloise et la Région flamande. Ils étaient tellement perdus qu’ils en ont fait un tableau (voir p.38).
Bernard Clerfayt en convient: “Aucun pays au monde n’a éclaté ces compétences comme à Bruxelles. La situation de l’emploi est déjà assez compliquée et on ne se dote pas des meilleurs instruments pour la résoudre. Ce n’est que depuis mon prédécesseur, Didier Gosuin, que c’est le même ministre qui gère à la fois la compétence de l’emploi (dépendant de la Région) et celle de la formation professionnelle (dépendant de la Cocof)”.
N’y aurait-il pas moyen de simplifier tout cela? “S’il y a une grande réforme de l’Etat, on peut rêver de mettre le dossier sur la table et essayer de davantage intégrer institutionnellement la formation professionnelle et l’accompagnement des chercheurs d’emploi, répond Bernard Clerfayt. Les Wallons ont, par exemple, fusionné ces deux compétences au sein du Forem. Nous pourrions faire de même, entre francophones, en fusionnant la formation professionnelle (Cocof) avec Actiris (Région). Les Flamands seraient-ils prêts à transférer, eux aussi, leur formation professionnelle au sein d’Actiris? Il y aurait alors un conseil de gestion avec des membres francophones et néerlandophones. Et pour les matières purement francophones, seuls les francophones voteraient. Une situation similaire existe déjà au Parlement flamand. Quand il traite une matière régionale, les parlementaires flamands bruxellois ne votent pas.”
Mais il y aurait déjà un grand avantage à rassembler au niveau francophone Actiris et Bruxelles Formation. Ce ne serait pas la première fusion de ce type. “WallonieBruxelles International s’occupe des relations internationales de la Wallonie et de la Communauté française et du soutien au commerce extérieur qui est une compétence régionale”, rappelle Bernard Clerfayt.
Chômeurs peu qualifiés
Il n’y a pas que le problème institutionnel. Le marché bruxellois de l’emploi se caractérise aussi par un nombre important de personnes peu qualifiées. “Pour 10 chercheurs d’emploi peu qualifiés, il n’existe qu’un seul emploi leur correspondant à Bruxelles. Ceux qui disent qu’il suffirait de secouer un peu les gens pour qu’ils cherchent un boulot plus activement ont tort: avec tous les efforts possibles, nous n’arriverions à mettre au travail qu’un seul de ces demandeurs d’emploi sur 10. Si nous voulons ‘activer’ cette population, il faut travailler sur les compétences et la mobilité”, observe le ministre.
La mobilité? “En périphérie de Bruxelles, par exemple dans la zone de l’aéroport, il manque de bras pour des emplois industriels ou à faible qualification”, note Bernard Clerfayt. Un accord de collaboration entre la Flandre et Bruxelles existe d’ailleurs depuis plus de 10 ans. Il permet à des chercheurs d’emploi bruxellois d’être accompagnés par le VDAB (l’organisme flamand de formation professionnelle) pour trouver du travail en Région flamande: 53.000 Bruxellois font désormais la navette vers la Flandre, contre 35.000 il y a 10 ans, et ce nombre augmente chaque année de 2.000 unités.
Pour améliorer encore ces statistiques, il faudrait lever deux barrières. La première est psychologique et linguistique. “Beaucoup pensent que si on ne parle pas bien néerlandais, on ne pourra pas postuler pour un emploi. Or aujourd’hui, les employeurs flamands nous disent: peu importe, nous prendrons des gens qui n’ont qu’une connaissance de base et nous les aiderons à apprendre le néerlandais sur leur lieu du travail .” La seconde barrière est la mobilité. “Les flux de déplacements sont plutôt organisés pour rabattre les travailleurs de la périphérie vers Bruxelles et pas nécessairement dans l’autre sens.”
Les compétences?
Depuis ce mois de septembre, Actiris doit dresser un bilan de compétences (professionnelles, linguistiques, digitales) des chercheurs d’emploi inscrits, bilan qui servira de base à un parcours de formation qui sera obligatoire et permettra aux chômeurs de se rapprocher du marché du travail.
Cette évaluation des compétences était d’autant plus nécessaire que Bruxelles se distingue par le grand nombre de chômeurs de longue durée: “60% des chercheurs d’emploi sont inscrits chez Actiris depuis plus d’un an, rappelle Bernard Clerfayt. Par le passé, la stratégie d’Actiris – soutenue d’ailleurs par l’Europe – se concentrait sur les jeunes qui arrivaient sur le marché du travail ou sur les nouveaux entrants, les personnes qui venaient de perdre un emploi. Nous avons donc moins porté d’attention à ceux qui s’étaient enlisés dans le chômage et dont les compétences ne répondent plus aux attentes du marché”.
Pour y remédier, il faut donc former. La formation peut d’ailleurs être de courte durée et en partenariat avec l’entreprise. “Il y a deux ans, Fujitsu est allée trouver Actiris parce que l’entreprise avait besoin de personnes formées en cybersécurité. Actiris a donc fait une proposition à des chercheurs d’emploi, qui ont été formés en une dizaine de mois et ont presque tous été engagés ensuite par l’entreprise.”
Enfin, comme déjà signalé, plus de la moitié de la population active bruxelloise est d’origine étrangère: 23% d’origine intra-européenne, 31% en dehors de l’Union. L’inclusion est donc une autre priorité. “Des campagnes de communication d’Actiris et de Bruxelles Formation insistent sur le fait que le talent n’a pas de rapport avec la couleur de peau ou l’origine, souligne Bernard Clerfayt. Mais nous menons aussi des politiques actives: nous soutenons les entreprises qui ont des politiques de diversité. Des aides financières et des équipes spécialisées d’Actiris soutiennent en effet les entreprises qui mettent en place des plans ‘diversité’. Et nous avons lancé une étude avec l’aide des universités pour tester la discrimination dans des secteurs professionnels particuliers. Nous aurons les résultats au printemps prochain. Nous pourrons alors mener un travail de sensibilisation et d’ouverture à la diversité auprès des secteurs concernés.”
Travailler sur l’inclusion, c’est aussi donner moins d’importance au diplôme et davantage aux compétences. “Certains arrivent sur le territoire avec parfois une qualification ou un diplôme étranger mais pour lequel il est impossible d’obtenir une reconnaissance. Même avec un pays aussi proche que la France, il y a des baccalauréats qui ne sont pas reconnus chez nous. Il est donc souhaitable de travailler, au niveau européen, à la reconnaissance des diplômes”, explique le ministre de l’Emploi.
Vers un modèle ABC
“Si vous avez la compétence, peu importe que vous ayez un diplôme ou pas, poursuit-il. Dans le secteur bancaire, vous pouvez devenir directeur d’agence sans avoir de diplôme universitaire. Le diplôme sert uniquement pour les métiers réglementés: avocat, médecin, etc. Il faut changer le modèle et nous sommes même prêts à montrer l’exemple. Dans la fonction publique, nous avions pris l’habitude de faire entrer des gens sur base des diplômes. Les syndicats voulaient normaliser les choses pour garantir une égalité de traitement. Cela fonctionnait bien il y a 50 ans, lorsque près de 100% de la main-d’œuvre passait par le réseau d’enseignement du pays.”
Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. La fonction publique bruxelloise commence donc, pour certains postes moins exigeants, à ne plus réclamer un diplôme de fin du secondaire mais de faire passer certains tests de compétences. “Il nous faut passer du modèle D (diplôme) vers le modèle ABC (aptitudes, bagage, connaissances)”, conclut le ministre bruxellois de l’Emploi.
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