“90% des migrants entrent légalement dans le pays”

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Non, nous ne vivons pas une période de migration massive sans précédent. Et, non, la migration n’est pas une solution au vieillissement de la population. L’expert de renommée internationale Hein de Haas démonte les mythes sur les nouveaux arrivants. “On ne peut pas à la fois vouloir moins d’immigration et libéraliser le marché du travail, dit-il. C’est pourquoi les politiciens se focalisent tant sur les demandeurs d’asile, car cela détourne l’attention.”

Comment fonctionne réellement la migration? C’est ce que l’expert Hein de Haas, professeur de sociologie à l’Université d’Amsterdam et directeur de l’International Migration Institute, explique dans son dernier ouvrage (*). Il détaille dans quelle mesure et pourquoi les déclarations tonitruantes du personnel politique et des faiseurs d’opinion de droite et de gauche sont erronées.

“Indépendamment de votre opinion, et ce même si vous votez pour le Vlaams Belang, vous devriez vous intéresser aux politiques qui fonctionnent et à celles qui ne fonctionnent pas, estime l’expert. A moins de tomber dans le racisme, il n’est pas illégitime, en soi, de déclarer que l’on veut moins d’immigration. Mais il faut alors savoir quelles mesures sont efficaces et lesquelles sont contre-productives. Certaines interventions, comme l’obligation de visa, peuvent ralentir l’afflux mais induisent aussi que les personnes déjà présentes sur le territoire n’osent pas retourner dans leur pays d’origine. Nous avons vu avec les Marocains en Europe et les Mexicains aux Etats-Unis, par exemple, que l’on aboutit alors à une augmentation de la migration permanente, plutôt qu’à une diminution, surtout s’il y a une demande persistante de main-d’œuvre. Si l’on prend des mesures, il faut les fonder sur la connaissance des dynamiques migratoires. Les débats sur la migration portent presque exclusivement sur la façon dont la migration devrait être, plutôt que sur la façon dont la migration fonctionne réellement.»

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Les avantages de la migration sont inégalement répartis. Ils profitent principalement aux classes moyennes et supérieures.”
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Le débat, aujourd’hui, manque de nuance. Selon Hein de Haas, la polarisation entre les partisans et les opposants explique pourquoi tant d’affirmations erronées circulent. De «nous vivons une époque de migrations massives sans précédent» à «l’immigration clandestine échappe à tout contrôle» et «la criminalité augmente à cause des migrations», en passant par «les migrations sont la solution au vieillissement de la population» ou «le changement climatique entraînera de nouvelles vagues de migrations massives»…, de tous côtés, le débat est faussé par des thèses qui peuvent être réfutées scientifiquement.

Problème et solution

“Les partisans et les opposants ont tendance à accorder beaucoup trop d’importance aux avantages et aux inconvénients. Il en résulte un énorme biais.” Selon Hein de Haas, il est absurde de penser en termes d’avantages et d’inconvénients. Les migrations ont existé de tous temps, et la vraie question devrait donc être de savoir comment nous les organisons ou les gérons. “On ne demande pas à un économiste s’il est pour ou contre les marchés, mais plutôt comment il pense qu’ils peuvent être régulés au mieux.”

Comment se fait-il que la migration conduise à une telle polarisation? “Des processus par ailleurs très abstraits, tels que la mondialisation, la libéralisation ou la restructuration économique, se manifestent le plus concrètement à travers les migrations et les migrants, explique l’expert. Ils personnifient la façon dont notre société a toujours changé et change encore. Cela touche très directement les émotions des gens. Cela entraîne des troubles, des sentiments d’aliénation et de mécontentement. Et la politique s’en empare. D’un autre côté, il y a de grands intérêts en jeu en faveur d’une augmentation de l’immigration. C’est là que l’on constate un fort penchant pour l’immigration, en particulier de la part des lobbies commerciaux et des progressistes libéraux classiques, qui plaident en faveur du libre-échange et de la libre migration, parce que c’est bon pour tout le monde.”

Les deux camps ont chacun leur façon de concevoir l’immigration. Les opposants la considèrent comme un problème à résoudre, les partisans comme une solution aux problèmes existants. “Les recherches montrent que l’impact économique et social de la migration n’est pas aussi important qu’on le pense souvent, surtout à long terme. Les migrations ne sont pas responsables de la précarité croissante de l’emploi, de la stagnation du pouvoir d’achat ou du chômage. Mais elles ne sont pas non plus une solution au vieillissement. Ce qui est vrai, c’est que les bénéfices de la migration sont inégalement répartis. Ils profitent principalement aux classes moyennes et supérieures. C’est précisément le groupe de personnes ayant seulement reçu une formation technique et qui sont moins bien payées, et donc ce y compris les enfants et les petits-enfants de migrants, qui ne bénéficient souvent pas des gains économiques de la migration mais sont le plus directement confrontés à ses conséquences dans sa vie quotidienne et dans les quartiers où ils vivent. C’est sur ce point que le débat devrait porter davantage.”

S’emparer des courants

Hein de Haas observe qu’il y a eu deux grandes tendances sociopolitiques en Occident au cours des dernières décennies, qui ne peuvent être conciliées. D’une part, il y a eu une tendance majeure à la libéralisation économique, largement soutenue, y compris par les partis de centre-gauche. Le marché du travail est devenu très libéral, ce qui a ouvert toutes sortes de portes à la migration. Après tout, la migration est d’abord motivée par la demande du marché du travail. En ce sens, il n’est pas si étrange que certains préconisent l’apport de main-d’œuvre qualifiée dans l’IT en provenance d’Inde par exemple.

«En raison de la grave pénurie de main-d’œuvre, en particulier pour certains types de jobs, nous en sommes venus à tolérer que des personnes soient même employées illégalement. Il suffit de penser au secteur du nettoyage, à la restauration, au travail dans les abattoirs et aux ménages. Il n’est pas question de rassembler ce type de main-d’œuvre et de l’expulser du pays. Mais parallèlement à la libéralisation économique, il y a un appel à la réduction de l’immigration, à une meilleure maîtrise des flux migratoires. Ces deux tendances sont incompatibles: on ne peut pas à la fois vouloir moins d’immigration et libéraliser le marché du travail. C’est pourquoi les hommes politiques qui veulent prouver qu’ils maîtrisent la situation se focalisent sur les demandeurs d’asile, car cela détourne l’attention. Or, il ne s’agit que d’un petit groupe. Environ 10% des migrants sont des réfugiés.»

En outre, les politiciens ont cédé, par le biais de la libéralisation, de nombreux outils de contrôle des migrations. «L’embauche des migrants n’est plus effectuée par les gouvernements mais par des agences de recrutement spécialisées. C’est moins visible pour le grand public mais, de cette façon, la majorité des migrants entrent toujours légalement dans le pays.

Pics et creux

Selon Hein de Haas, le débat est beaucoup trop axé sur l’illégalité et les demandeurs d’asile. Alors que 90% des migrants entrent tout simplement dans le pays de manière légale. «Contrairement à ce que certains politiciens voudraient nous faire croire, le nombre de réfugiés n’augmente pas du tout à long terme. Il s’agit principalement de pics et de creux importants. Lors d’un conflit, comme en Syrie ou en Ukraine, il y a un pic. Au début des années 1990, la guerre civile en ex-Yougoslavie a connu un pic. Ce que les politiciens appellent le ‘problème de l’asile’ est généralement un problème d’accueil local. C’est socialement très pertinent mais, d’une certaine manière, ce n’est qu’un débat secondaire dans le grand débat sur l’immigration.»

L’embauche des migrants n’est plus effectuée par les gouvernements, mais par des agences de recrutement spécialisées. C’est par cette voie que la majorité des migrants entrent légalement dans le pays.

Selon le professeur d’université, le fait que les demandeurs d’asile ne soient pas encouragés à travailler est également un problème. «Surtout lorsqu’il s’agit de personnes techniquement qualifiées que l’on peut facilement intégrer au marché du travail. En effet, tout migrant soi-disant défavorisé qui se retrouve ici sur le marché du travail aura un emploi demain – s’il est autorisé à travailler et s’il est capable de le faire. Si vous faisiez la même chose pour les demandeurs d’asile, ce serait mieux pour tout le monde. Tant que les réfugiés peuvent travailler, ils augmentent la productivité économique globale et ne dépendent pas des allocations. S’ils gagnent et dépensent de l’argent, ils stimulent l’économie. C’est rationnel mais, politiquement, c’est difficile à faire accepter.

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Il existe également de nombreux malentendus sur les causes profondes des migrations. On a souvent l’impression que seules les personnes dans la misère la plus profonde quittent leur pays. Or, c’est précisément ce groupe qui n’a même pas les moyens d’émigrer. La migration internationale étant coûteuse, il s’agit plutôt d’un phénomène de classe moyenne. «Les personnes vraiment pauvres migrent des zones rurales vers les zones urbaines de leur pays. Elles ne peuvent pas se permettre un voyage coûteux en Europe ou aux Etats-Unis. Celles qui peuvent se construire un meilleur avenir économique dans un pays voisin préfèrent souvent le faire plutôt que de s’installer dans un pays totalement étranger. Les réfugiés ont également tendance à rester dans leur région, dans une proportion de 80 à 85%. Le pays qui compte le plus grand nombre de réfugiés sur son territoire est la Turquie. Les hommes politiques parlent souvent de l’accueil dans leur propre région, mais c’est déjà ce qui se passe en abondance ailleurs.»

L’illusion du travailleur invité

L’intégration des étrangers qui a complètement échoué ou qui a conduit à une ségrégation généralisée est aussi un mythe, indique l’expert. «C’est ce que j’ai eu le plus de mal à écrire, parce qu’on risque d’être entraîné dans un débat idéologique polarisé. Mais si l’on prend du recul, et sur une longue période, on doit conclure que nos sociétés ne sont pas nécessairement devenues plus diversifiées. Elles le sont peut-être si l’on considère la couleur de la peau, mais c’est une manière plutôt raciste de voir les choses.»

«La recherche scientifique montre qu’à long terme, presque tous les groupes d’immigrants s’assimilent largement à la culture majoritaire en l’espace de quelques générations. De nombreux nouveaux arrivants sont d’abord étiquetés comme inassimilables. Il en allait de même pour les Irlandais et les Italiens aux Etats-Unis, ainsi que pour les Italiens et les Espagnols aux Pays-Bas dans les années 1950.”

«Je pense que nous sommes finalement entrés dans une nouvelle réalité. La chancelière allemande Angela Merkel a déclaré à l’époque que la société multiculturelle avait échoué. Elle a été très critiquée pour cela. Mais on peut aussi voir les choses différemment: l’idée de la coexistence a échoué et, en tant que société, nous devrions mieux intégrer les nouveaux arrivants. En ce sens, cette déclaration était réaliste et porteuse d’espoir.»

Dirk Vandenberghe

* Hein de Haas, “Hoe migratie echt werkt. Het ware verhaal over migratie aan de hand 22 mythen” (non traduit en français), Spectrum, 520 pages, 24,99 euros.

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