Quelles sont les vraies raisons de la restructuration d’Ikea ?
C’est une vaste transformation qui se joue pour le spécialiste suédois du meuble en kit. Celui qui vient d’annoncer son intention de se séparer de 7.500 collaborateurs dans le monde doit en fait gérer le passage d’un modèle de “cash&carry” à un modèle – coûteux – de livraison à domicile. Pour conserver ses prix bas, pas de secret : il faut faire des économies.
Ikea. Ses énormes paquebots bleus de périphérie. Ses prix bas. Ses meubles en kit à assembler soi-même. Un business model imparable qui traverse les temps et qui fait la renommée de la multinationale suédoise depuis sa création il y a 75 ans. Le paquebot, pourtant, pourrait bien se révéler moins insubmersible qu’imaginé. Le groupe a en effet surpris tout le monde en annonçant, fin novembre, une vaste restructuration au niveau mondial. Sur les 160.000 collaborateurs travaillant pour l’entreprise, 7.500 pourraient perdre leur emploi dans les services centraux (ressources humaines, marketing, services logistiques, administratifs, etc.). Le personnel en magasin et dans les centres de distribution ne serait pour sa part pas menacé. Chez nous, ce plan de restructuration pourrait concerner jusqu’à 120 collaborateurs (sur 3.500) au siège central de Zaventem et au sein des différents départements RH.
Comment le groupe justifie-t-il cette décision ? Essentiellement par deux arguments : primo, Ikea souhaiterait simplifier sa structure avec pour objectif de la rendre plus agile et moins bureaucratique. Concrètement, le groupe évoque certains doublons au sein des services centraux. Il souhaiterait notamment centraliser le recrutement et les formations qui s’opèrent aujourd’hui localement, au niveau de chaque magasin. Secondo, le spécialiste du meuble en kit pointe une croissance de ses coûts bien supérieure à celle de son chiffre d’affaires. ” Nous investissons énormément dans nos infrastructures liées au commerce en ligne, explique Nele Bouchier, responsable communication d’Ikea Belgique. Conséquence : nos coûts augmentent plus rapidement que nos ventes. Par ailleurs, le trafic dans nos magasins a baissé de 2,6% cette année. ”
Des frais de personnels déjà rabotés
En jetant un coup d’oeil dans les comptes annuels de la filiale belge de l’entreprise, on ne constate aucune catastrophe ( voir notre graphique ” Les comptes d’Ikea Belgique “). A 903 millions d’euros en 2017, le chiffre d’affaires est en hausse constante. Le géant du meuble a par ailleurs très bien redressé son résultat net l’an dernier, avec un bénéfice de 46 millions d’euros. Mais est-il correct d’affirmer que les coûts augmentent plus rapidement que le chiffre d’affaires ? ” Si l’on compare l’évolution des revenus opérationnels avec celle des frais réels de 2015 à 2017, on remarque que les premiers ont augmenté de 20% quand les seconds ont connu une hausse de 29%, confirme Pascal Flisch, business development manager chez Trends Business Information. Toutefois, c’est entre 2015 et 2016 que les coûts ont augmenté plus vite que les revenus (ce qui explique également la chute du résultat opérationnel, du résultat net et du cash-flow). De 2016 à 2017, par contre, c’est l’inverse. Les frais réels ont augmenté de 4% alors que les revenus opérationnels étaient en hausse de 8%. Des mesures ont donc déjà été prises. On voit par exemple que les frais de personnel ont été réduits. Au contraire des dividendes, en augmentation. Plus de 65% du cash-flow remontent vers la maison mère sous forme de dividendes. ”
Il y a une très grande différence entre le fait de livrer un magasin ou un client. Nous sommes en train d’apprendre”, Nele Bouchier, responsable communication d’Ikea Belgique
Qu’en est-il au niveau du groupe ? La restructuration annoncée par Ikea concerne 30 marchés sur lesquels la multinationale est présente. Pour l’année fiscale 2018, le chiffre d’affaires mondial d’Ikea se monte à 34,8 milliards d’euros, en hausse de 4,7% par rapport à l’année précédente. Par contre, les bénéfices du groupe ont quant à eux chuté de 40%, passant de 2,47 milliards à 1,5 milliard d’euros. La raison ? Comme on nous l’a expliqué, les très importants investissements du distributeur dans l’e-commerce avec de nouveaux centres de distribution et des magasins plus petits localisés dans les centres-villes. Au total, Ikea compte en effet investir 5,8 milliards de dollars sur trois ans dans l’immobilier, dont 3 milliards dans des magasins de centre-ville. C’est bien simple : le géant suédois a décidé d’opérer une vraie révolution et de dévier pour la première fois de son modèle initial. ” Nous constatons d’importants changements dans les comportements des clients, insiste Nele Bouchier. Or, l’entreprise est toujours construite comme une entreprise de cash&carry. Il y a un besoin urgent d’adapter notre organisation. ”
Vendre des services
Les économies que le groupe va réaliser à l’occasion de cette restructuration vont donc pouvoir être réinvesties dans l’ouverture de son nouveau système commercial et dans la construction de centres logistiques adaptés à l’e-commerce. Mais si Ikea doit simplifier son organisation pour économiser, c’est aussi parce que son modèle est fortement challengé. ” Le groupe est coincé entre des magasins comme Action, qui garantissent des prix les plus bas ; et des pure players comme Amazon, Bol.com ou Coolblue, qui offrent de plus en plus de services, explique Pierre-Alexandre Billiet, CEO du magazine professionnel Gondola et expert de la distribution. Ikea sans le service ne vaut plus aujourd’hui le prix auquel les consommateurs achètent ses articles. Les gens n’achètent plus en ligne pour le prix, mais bien pour le service et la facilité. Ikea va donc devoir passer de la vente de produits à celle de services, ce qui est compliqué pour une entreprise qui a toujours tiré sa marge du fait que les clients montent eux-mêmes leurs meubles. “
Le modèle même du grand magasin de périphérie ne correspond plus aux nouvelles tendances de consommation”, Gino Van Ossel, professeur de retail marketing à la Vlerick Business School
En Belgique, le distributeur suédois proposait déjà le click&collect en magasin, mais aussi, depuis le début de l’année, la livraison à domicile avec l’option assemblage des meubles. Mais tous ces services sont coûteux et exigent de nouvelles infrastructures. Il est donc nécessaire de faire des économies pour pouvoir continuer à proposer des prix bas.
A noter par ailleurs que le modèle même du grand magasin de destination de périphérie est aujourd’hui mis sur le gril. Tout comme l’hypermarché (on connaît les tribulations des chaînes qui exploitent ce format pour tenter de le ” réenchanter “), il ne correspond plus aux nouvelles tendances de consommation. ” Ces magasins que l’on appelle des big-box stores ne sont plus très efficaces pour le client, explique Gino Van Ossel, professeur de retail marketing à la Vlerick Business School. Si je cherche une solution facile et si j’ai besoin de réaliser un achat fonctionnel bien précis, je vais m’en détourner. Non seulement il faut effectuer une longue distance pour les rejoindre, mais cela prend du temps pour les parcourir. ” D’autant que plus en plus de consommateurs vivant dans les centres urbains ne possèdent souvent même plus de voiture…
30 “touchpoints” dans les trois ans
Pour s’adapter, Ikea a donc décidé d’ouvrir de plus petits magasins de centre-ville. Le retailer compte en inaugurer 30 dans le monde dans les trois prochaines années. Il teste d’ailleurs déjà à l’étranger plusieurs types de présence en centre-ville. Des touchpoints, comme les appellent le groupe. Il peut s’agir de points de collecte, de pop-up stores ou carrément de ” vrais ” magasins. Le groupe a ainsi ouvert un premier espace ” complet ” dans le centre de Hambourg. Les clients peuvent y passer commande pour ensuite se faire livrer à domicile, ou encore louer des vélos-cargos afin d’emporter leurs articles. Ikea est par ailleurs en train de tester des show-rooms centrés sur certaines catégories de produits. Il a ainsi ouvert un espace consacrés exclusivement aux cuisines à Stockholm et un autre, dédié aux cuisines et aux chambres à coucher, à Londres.
Chez nous, les projets en la matière ne sont pas encore très clairs. ” Nous n’allons pas ouvrir de nouveau formats dans les deux ans, précise Nele Bouchier. En Belgique, notre stratégie est de nous focaliser sur nos magasins existants. Nous allons investir 30 millions d’euros afin d’y améliorer l’expérience client. Les magasins de périphérie restent un canal très important car nous savons que nos clients aiment toujours voir et toucher ce qu’ils achètent. Nos points de vente sont une source d’expérience et d’inspiration. Mais nous allons aussi renforcer la livraison à domicile et le click&collect. Ces livraisons s’effectuent depuis notre entrepôt de Winterslag, tandis que le click&collect s’opère au départ des magasins. Vous savez, il n’est pas simple de transformer une entreprise de cash&carry en une entreprise de livraison. Il y a une très grande différence entre le fait de livrer un magasin ou un client. Nous sommes en train d’apprendre. ”
Préparation automatisée
” Si je place un même lot d’articles sur une palette, leurs emballages sont conçus pour les protéger, confirme Gino Van Ossel. Mais si je dois transporter plusieurs articles différents pour les livrer à domicile, il faut repenser leur conditionnement. ” Par ailleurs, les centres de distribution pour la livraison à domicile doivent être organisés selon une autre logique, disposer de tous les articles et se trouver à proximité des clients. ” La tendance est de davantage multiplier les livraisons à partir des magasins “, explique Nele Bouchier. Certains points de vente sont d’ailleurs déjà en train de tester la préparation automatisée des commandes.
On le voit : Ikea a commencé à adapter son modèle afin de préparer l’avenir. Pour le géant suédois, il s’agit ni plus ni moins d’ébranler ses convictions pour éviter de se retrouver tôt au tard dépassé par les événements. ” Le groupe veut éviter d’être perçu comme constamment en difficulté, affirme Gino Van Ossel. Ses responsable se disent qu’il vaut mieux annoncer en une fois une vague de licenciements importante et se repositionner. ”
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