Quand l’art raconte les excès de l’économie

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Myrte De Decker Journaliste TrendsStyle.be

Fernand Huts, patron de Katoen Natie et figure influente du monde de l’art, était en déplacement à Tallinn pour l’inauguration d’une nouvelle exposition assurée par sa fondation. L’occasion de rappeler comment culture et stratégie économique peuvent se nourrir mutuellement – même à 2.000 kilomètres d’Anvers.

Des singes, noblement drapés pour certains, s’affairent ici et là. Les uns plantant des tulipes ou vendant des bulbes, comptant les sacs d’or accumulés, tandis que d’autres sont punis pour défaut de paiement, finissant au tribunal ou au cimetière. “Allégorie de la tulipomanie”, tableau actuellement exposé au Kadriorg Art Museum de Tallinn, attire les regards. Cette œuvre satirique de Jan II Brueghel illustre la première bulle spéculative de l’histoire moderne : la folie des bulbes de tulipes dans les Provinces-Unies au 17e siècle. Ces singes, à la fois attendrissants et pathétiques, incarnent les espoirs déchus et les fortunes envolées dans une quête effrénée du profit.

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Une toile qui trouve un écho saisissant dans l’actualité économique, comme le note Fernand Huts, fondateur de The Phoebus Foundation (fondation créée par l’entrepreneur anversois pour y loger sa collection d’art), qui expose en ce moment une partie de sa collection dans la capitale estonienne.

À travers plus de 300 œuvres, l’exposition “Jardin des Délices” retrace l’histoire de la nature et des fleurs dans l’art des anciens Pays-Bas.

À côté des œuvres de Jan II Brueghel, des pièces maîtresses de Clara Peeters, Anna Maria Janssens et Jan Davidszoon de Heem ornent également les salles du premier étage du musée, situé dans le palais d’été que le tsar russe Pierre le Grand fit construire pour sa bien-aimée Catherine.

Pour la scénographie, Katharina Van Cauteren, la commissaire et directrice de la fondation, a fait appel à Walter Van Beirendonck. Le créateur de mode anversois a conçu des tapis, habillé les pièces avec du papier peint orné d’illustrations issues de livres de sciences naturelles historiques et fait cohabiter harmonieusement les silhouettes de mode contemporaine de Dries Van Noten, Comme des Garçons et ses propres créations avec les œuvres d’art.

L’ombre de la Boerentoren

Le choix de Tallinn n’est pas anodin. À défaut de pouvoir encore exposer à Anvers, où la rénovation de la mythique Boerentoren – que Fernand Huts veut transformer en tour culturelle – traîne en longueur, l’homme d’affaires poursuit sa diplomatie artistique à l’étranger. Le premier projet architectural avait provoqué une levée de boucliers. Une version plus consensuelle est désormais sur la table, mais la demande de permis n’a pas encore été déposée.

Lors du voyage à Tallinn, les ministres belges brillaient d’ailleurs par leur absence. Seuls quelques figures de la politique anversoise, des ingénieurs du projet, des artistes, et la famille Huts – fils, frères, petits-enfants – faisaient partie de la délégation. Une manière aussi pour le patriarche de transmettre sa passion et sa vision.

Une vitrine culturelle

En 2021, The Phoebus Foundation s’était déjà installée une première fois au musée Kadriorg avec l’exposition “From Memling to Rubens : the Golden Age of Flanders”. Cette exposition a vu le jour grâce au directeur du port local, qui était aussi un ami du musée. Derrière le prêt de toiles anciennes, Katoen Natie veut également rappeler sa présence en Estonie.

Installée depuis 2009 à Muuga, dans le port de Tallinn, l’entreprise y exploite 63.300 m² d’entrepôts, après l’acquisition du néerlandais Unieveem, renforcée ensuite par le rachat du local Contimer. Katoen Natie Eesti y traite des fèves de cacao, des demi-produits à base de cacao, des grains de café, des granulés plastiques et du fret général. Un portefeuille logistique diversifié… mais sévèrement mis à l’épreuve ces derniers mois.

“C’est le dernier port libre de glace, proche de la Russie, mais toujours sous le parapluie de l’Union européenne et de l’Otan, explique Fernand Huts. Il est par ailleurs relié tant au réseau ferroviaire européen qu’au réseau ferroviaire russe plus large.”

Katoen Natie Eesti est donc spécialisée dans le traitement des fèves de cacao et des demi-produits à base de cacao, des grains de café, des granulés plastiques et du fret général. Un sacré programme, mais lors de la visite, plus de la moitié des entrepôts sont vides. Le site est même désert ce samedi matin pluvieux, chose impensable dans le port d’Anvers.

“Tallinn est le dernier port libre de glace, proche de la Russie, mais toujours sous le parapluie de l’Union européenne et de l’Otan.” – Fernand Huts
FERNAND HUTS. “Ce que je préfère faire ? Juste vivre.” © Fris Visuals

D’importants défis

La guerre en Ukraine a fortement perturbé les activités. “Le conflit avec la Russie a engendré d’importants défis”, admet Patrik Naenen, managing director sur place. La filiale locale a été confrontée à une forte baisse des volumes de cacao et de plastiques, à la résiliation anticipée de plusieurs contrats et à des perturbations logistiques. Ainsi, deux wagons de la flotte de Katoen Natie ont été détruits lors d’un bombardement russe en Ukraine. Le chiffre d’affaires de Katoen Natie Eesti s’élevait, en 2024, à un peu moins de 10 millions d’euros, soit une baisse de 34% par rapport à l’année précédente. Pourtant, le hub a clôturé l’exercice avec un bénéfice net de près de 1,2 million d’euros et un cash-flow opérationnel de plus de 2,7 millions d’euros.

“Nous avons combiné une gestion rigoureuse des coûts avec la recherche de nouveaux clients internationaux, explique Patrik Naenen. Nous restons confiants et continuerons d’investir dans l’amélioration des infrastructures, la numérisation et l’implication opérationnelle.” Illustration concrète : une machine flambant neuve de 2 millions d’euros automatise désormais la palettisation des lourds sacs de cacao. En plus d’épargner le dos des opérateurs, elle prélève des échantillons directement dans les sacs en jute pour contrôler la qualité des fèves.

“Nous devons juste tenir le coup, confie Fernand Huts. Si la paix revient en Ukraine, les sanctions économiques disparaîtront et les échanges commerciaux et financiers reprendront. Nous attendons et nous continuons. C’est possible, tant que nous n’avons pas de pertes ou de fuite de liquidités.”

Des machines bien huilées

Tant Katoen Natie que The Phoebus Foundation sont des machines bien huilées. “Elles sont toutes deux dirigées de manière professionnelle”, assure-t-il, non sans une pointe de fierté. “Mais avec des objectifs totalement différents. Katoen Natie concerne le business, la création de valeur et sa réinjection dans de nouveaux entrepôts ou usines. La fondation, c’est l’inverse. Nous travaillons sur un plan à long terme pour acheter du patrimoine pour la Flandre, pour conserver les œuvres, les étudier et les restaurer. Nous voulons construire un patrimoine précieux, avec lequel nous pouvons promouvoir la Flandre et la Belgique dans le reste du monde.”

Reste la question à deux sous : Fernand Huts est-il un entrepreneur amateur d’art ou un pape de l’art entreprenant ? Que préfère-t-il faire ? “Juste vivre.”

La succession de ses entreprises est déjà assurée grâce à ses trois fils. Et celle de The Phoebus Foundation ? “Elle est pour les petits-enfants. (rire) C’est pour ça qu’ils sont aussi présents. Ainsi, ils peuvent déjà assimiler une partie des connaissances.”

Un entrepreneur avec le bon sens paysan

Fernand Huts (75 ans) est un entrepreneur chevronné qui associe l’audace au travail acharné. Dans les années septante, l’entrepreneur – juriste de formation – possédait Het Veldboerke, une entreprise qui vendait des légumes biologiques. À 31 ans, il a troqué cette vie d’agriculteur pour devenir constructeur d’entrepôts et prestataire de services logistiques chez Katoen Natie. Deux ans plus tard, il rachetait les parts des associés existants pour transformé l’entreprise en géant logistique.

En 2015, Katoen Natie est également devenue active dans le traitement des déchets via l’acquisition d’Indaver. D’après les comptes consolidés annuels, la société a vu son chiffre d’affaires augmenter de 7% en 2024, atteignant 3,06 milliards d’euros. Son bénéfice net s’est élevé à tout juste un quart de milliard.

Avec près de 17.500 employés actifs dans 29 pays, Katoen Natie est l’une des plus grandes entreprises privées de notre pays.

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