Paul Vacca
Pourquoi nous avons encore besoin des librairies à l’heure d’Internet
Osons la question: à quoi peut bien servir une librairie aujourd’hui ? A priori, à rien. Une envie de livre ? Un simple clic sur Internet peut la satisfaire: sous 24 heures, il est dans votre boîte aux lettres.
Mieux, vous pouvez l’avoir immédiatement en version numérique. Mieux encore, étendu dans votre canapé vous pouvez demander à votre assistant personnel – Alexa, Watson ou Siri – de se charger de l’achat. Mieux encore, il peut vous conseiller votre prochaine lecture. Toujours mieux, la machine peut vous en faire la lecture… La bibliothèque de la planète entière au bout de votre doigt ou à portée de voix. Sans bouger de son canapé.
Le rêve… sauf quece rêve ce n’est pas le vôtre. C’est celui de Jeff Bezos. Et c’est un leurre. Ce choix infini n’est qu’un mirage. Depuis notre canapé, armé de notre ordinateur, en réalité l’espace se rétrécit toujours plus. L’algorithme de la machine se met au diapason de notre algorithme intérieur, cette force paresseuse qui nous pousse devant un buffet aux 1.000 victuailles à aller toujours vers les mêmes plats.
C’est un petit livre de 23 pages paru en Angleterre en 2014 qui nous révèle à quoi peut servir une librairie dans un tel contexte. Il s’intitule The Unknown Unknown de Mark Forsyth. Le titre est une allusion à une citation de Donald Rumsfeld – oui, le secrétaire de la Défense de George W. Bush – qui, pour justifier la guerre en Irak, avait partagé le savoir humain en trois grandes catégories : le connu connu, ces choses que l’on sait que l’on sait (par exemple, je sais qu’Umberto Eco a écrit le Nom de la Rose) ; le connu inconnu, c’est-à-dire les choses que l’on sait ne pas savoir (je sais que j’ignore la population exacte de la Tanzanie) ; et enfin, l’inconnu inconnu, ces choses que nous ne savons pas ne pas savoir.
Et ce troisième continent – la terra incognita incognita – demeure inaccessible via Internet. Un point aveugle. C’est tout le problème quand on évoque la sérendipité d’Internet – cette capacité à nous faire découvrir de nouvelles choses. Elle existe certes – la nier serait absurde – mais c’est une sérendipité lisse qui procède à partir de ce que nous connaissons déjà suivant le principe marabout-bout-de-ficelle. En réalité nous nous éloignons très peu de notre bulle de connaissance : on va vers le connu connu, voire le connu inconnu. Mais l’inconnu inconnu, on ne connaît pas. Du reste, comment chercher sur Google quelque chose dont on ignore jusqu’à l’existence ?
Autrement plus sophistiqué que le stupide algorithme d’Amazon, l’algorithme du libraire est un sésame qui nous ouvre à notre propre désir, celui que nous ignorons encore.
C’est justement la mission du libraire de nous ouvrir sur ce troisième continent : un saut dans l’inconnu inconnu par les livres dont on ne soupçonnait même pas qu’ils existaient. Vers des promesses insoupçonnées de bonheur. Et c’est précisément la définition même de la bonne librairie : celle dont on repart toujours avec ce que l’on n’était pas venu chercher. Plus que jamais à l’heure où les algorithmes nous confinent dans nos propres choix, on a besoin de libraires qui nous fassent sortir de notre bulle culturelle. Autrement plus sophistiqué que le stupide algorithme d’Amazon qui se contente de suivre notre parcours et d’acoquiner les livres qui ont été achetés ensemble par ses clients, l’algorithme du libraire est un sésame qui nous ouvre à notre propre désir, celui que nous ignorons encore. Pas un désir dont on aurait par avance cocher les cases – comme dans un site de dating – mais un désir inédit.
Une mission prenante, car elle demande de s’immerger dans la pléthore de la production éditoriale pour y déceler les pépites. Une mission courageuse qui implique de sortir du confort des recommandations balisées. Une mission indispensable également pour la diversité de la culture. Car, contrairement à ce que prétendent les géants du web, aujourd’hui, ce ne sont pas eux mais les libraires qui sont les véritables garants de la ” longue traîne ” en assurant à la fois la diversité et la durée aux livres. Mais pour qu’ils puissent mener à bien cette mission, encore faut-il qu’ils aient encore la possibilité d’exercer pleinement leur métier. Face à l’ogre Amazon et à tous ceux qui le nourrissent…
Récemment, une campagne de communication a comparé les libraires à des super-héros. A nous de les aider à continuer d’exercer leurs superpouvoirs en préférant pousser la porte de l’inconnu dans une librairie plutôt qu’en cliquant confortablement depuis notre canapé.
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