Pourquoi nos supermarchés se transforment en cantines
Dans un marché de l’alimentation atone et en pleine fragmentation, nos grandes surfaces se voient contraintes de chercher d’autres relais de croissance. Tous les groupes se lancent aujourd’hui dans la petite restauration. Bienvenue dans l’ère de la “distriration”.
Le jour n’est pas encore levé mais c’est déjà le rush dans plusieurs commerces de la capitale. Ici, on commence à faire griller des cuisses de poulet. Là, on étend de la pâte à pizza. Là encore, on réchauffe la soupe. Non, nous ne sommes pas chez Hector Chicken, ni chez Pizza Hut ou Exki. Ce sont bien les géants de la distribution qui entendent, aujourd’hui, nous faire passer à table.
” Notre concept de rôtisserie tourne à plein régime “, lance Nicolas Vanhorenbeke, gérant du magasin Franprix de la chaussée d’Ixelles, à Bruxelles. Pour 3,90 euros, l’enseigne de proximité du groupe français Casino propose chaque jour un plat chaud constitué de deux cuisses de poulet et de pommes de terre. A emporter ou à manger sur place sur les tables hautes installées à l’entrée du magasin. ” Nous proposons également des tourtes chaudes et tous nos plats préparés peuvent être réchauffés dans le four à micro-ondes qui est mis à disposition “, ajoute le responsable. Qui reconnaît réaliser 70 % de son chiffre d’affaires de l’avant-14 h sur ce qu’il appelle ses ” tableaux “. Comprenez les viennoiseries, les machines à café ou à jus d’orange, les plats chauds, etc. ” En fin de journée, nous accueillons les locaux qui viennent faire leurs courses traditionnelles. ”
La consommation alimentaire en volume dans la grande distribution a atteint aujourd’hui son apogée. La croissance se situe autour de zéro.
Dans l’Hexagone, l’enseigne va encore un cran plus loin, annonçant vouloir devenir ” la cuisine des Parisiens ” (qui n’en possèdent pas toujours une, vu le prix du mètre carré dans la capitale française). Elle a ainsi déployé de véritables cuisines au centre de ses magasins, avec pianos de cuisson semi-professionnels pour permettre à ses clients de se concocter eux-mêmes de bons petits plats.
Des “solutions repas” pour actifs urbains
Chez Delhaize aussi, la révolution est en marche. Dans son nouveau concept Fresh Atelier – des magasins urbains axés sur le prêt-à-manger -, l’enseigne au lion entend proposer un maximum de ” solutions repas “. Au menu, aujourd’hui, en plus des traditionnels sandwichs préparés sur place, le consommateur aura le choix entre soupe aux lentilles, lasagnes pesto, lasagnes bolognaise ou pennes arrabbiata. ” J’essaie de proposer deux plats vegan par jour, précise la gérante du magasin de la Galerie Ravenstein, au centre de Bruxelles. Demain, ce sera penne champignons, riz curry et penne boulettes kefta. ”
Carrefour n’est pas en reste non plus. La chaîne française vient d’inaugurer deux nouveaux concepts qui poussent encore plus loin l’expérience de restauration. Son dernier magasin de proximité Express situé à quelques pas du parc Royal propose ni plus ni moins un étage ” lounge ” avec chaises et fauteuils tout confort pour consommer sur place. Et sur le piétonnier, boulevard Anspach, le géant de retail vient d’ouvrir une nouvelle enseigne, Carrefour City, qui propose, en plus des rayons traditionnels, un large espace de restauration baptisé Carrefour Café. Celui-ci est doté de son propre comptoir, avec menu XXL affiché au mur. Sandwichs, bagels, pizzas, etc. : tout peut être emporté ou consommé sur place.
” A l’avenir, nous voulons proposer des solutions de restauration dans l’ensemble de nos points de vente, tous formats confondus (hypermarché, supermarché, magasin de proximité, Ndlr), affirme Geoffroy Gersdorff, secrétaire général de Carrefour Belgique. Nos magasins ne se résument plus à des lieux de passage où l’on vient effectuer ses achats. Les attentes des consommateurs ont évolué. Ils prennent de plus en plus de repas à l’extérieur : du petit-déjeuner au dîner en passant par le lunch. En tant que spécialiste de l’alimentaire, il est tout à fait légitime et crédible pour nous d’aborder ce marché. Au début, nous avons commencé par installer quelques mange-debout, des machines à café et à jus d’orange, etc., mais aujourd’hui, nous voulons aller beaucoup plus loin. ”
Un changement d’échelle
Ce glissement de la distribution vers la restauration a débuté il y a quelques années déjà. ” Historiquement, la distribution et la restauration ont deux missions bien distinctes, explique Olivier Dauvers, expert de la grande distribution. La mission de la première est de nous vendre des produits que nous consommons à l’extérieur et de manière différée, tandis que la seconde nous fait consommer sur place et immédiatement. ” Avec le temps, chacun de ces deux acteurs a fait évoluer sa mission. ” La distribution a commencé à vendre des produits dits de snacking, poursuit Olivier Dauvers. Il s’agit alors de nous faire consommer, pas nécessairement sur place, mais en tout cas immédiatement après l’achat, des articles prêts-à-manger. Dans le même temps, la restauration a commencé à nous permettre de consommer, non plus chez elle, mais bien chez nous. Ce que l’on appelle la ‘distriration’ (contraction de distribution et restauration, Ndlr), c’est le fait pour la distribution de changer d’échelle en ce qui concerne sa deuxième mission. Elle ne se contente plus de proposer un coin snacking un peu pourri avec trois sandwichs industriels et un mange-debout, elle fait de la préparation sur place avec plus de choix, du chaud, et avec une capacité à consommer sur place davantage aboutie. ”
Pourquoi la grande distribution est-elle en train de marcher sur les plates-bandes de la restauration ? Tout simplement parce que la croissance sur son terrain d’origine n’est plus suffisante à ses yeux. ” La consommation alimentaire en volume dans la grande distribution a atteint aujourd’hui une forme d’apogée, explique Olivier Dauvers. Même si celle-ci n’est pas en baisse nette, la croissance se situe autour de zéro. Non seulement la démographie ne progresse plus beaucoup, mais l’on assiste par ailleurs à un phénomène de fragmentation de la consommation. Les consommateurs ont aujourd’hui tendance à multiplier leurs circuits d’achats. Or, quand il est question de fragmentation sur un marché, c’est le circuit dominant qui est touché en priorité. ”
La croissance par la valeur
Ne pouvant plus enregistrer suffisamment de croissance par le volume, la grande distribution décide d’aller la chercher par la valeur et donc par le niveau de transformation des produits. ” Quand je vous vends un produit transformé, je vous le vends plus cher que la somme des ingrédients bruts que j’ai utilisés pour le préparer, souligne notre expert. Au lieu de vous vendre des lardons, de la farine et des oeufs pour faire une quiche lorraine, je vous vends la quiche toute faite et chaude. Quand vous êtes dans la transformation, vous enregistrez toujours de meilleures marges que lorsque vous êtes dans la distribution. Dans cette dernière, vous vendez des produits qui sont souvent comparables, il y a donc une pression sur les prix en raison de la concurrence. Quand vous êtes dans la transformation, en revanche, les produits que vous avez créés ne sont pas forcément comparables avec ceux des autres magasins. Ils peuvent donc supporter une marge plus élevée. ”
Les modes de vie changent, nous consommons de plus en plus à l’extérieur.
En se lançant dans la petite restauration, la grande distribution profite également de l’essor de la consommation en dehors du domicile. ” Les modes de vie changent et la restauration est aujourd’hui un marché plutôt porteur, assure Olivier Dauvers. Les modes de vie changent, nous consommons de plus en plus à l’extérieur. Une deuxième bonne raison, pour la grande distribution, de sortir de sa zone de confort historique. ”
Hypermarché et proximité
Si tous les formats sont concernés par ce mouvement vers la ” distriration “, certains s’y prêtent plus que d’autres. Il s’agit des grands hypermarchés et des petits magasins de proximité. Dans ses hypers, Carrefour développe d’ailleurs des zones de restauration à part entière. A Evere, par exemple, le distributeur a décidé de passer par un prestataire externe pour proposer, à l’intérieur même du magasin, une véritable cantine. Poulet aux champignons, gratin dauphinois, petits pois carottes, etc. Tout peut être consommé sur place dans une vaste zone prévue à cet effet. Pour l’hypermarché – un format en difficulté -, il s’agit avant tout de faire revenir les clients en réallouant des espaces auparavant prévus pour le non alimentaire à des activités plus rentables. ” Les distributeurs qui exploitent ce format tentent d’exploiter le trafic avec la scénarisation, la mise en scène, etc., poursuit notre expert. L’hypermarché est en train de se réalimentariser car il perd des parts de marché tous les ans sur le non-alimentaire. Or, quand vous perdez sur une partie de votre business, vous essayez de compenser sur l’autre partie. L’hypermarché a aujourd’hui bien compris que son avenir, c’était l’alimentaire. ”
En ce qui concerne les magasins de proximité de la grande distribution, ceux-ci entrent aujourd’hui en concurrence avec une multitude d’autres circuits de consommation hors domicile. ” Les distributeurs n’ont pas mis beaucoup de temps avant de comprendre qu’ils étaient tout à fait capables de faire la même chose. ” En outre, les supérettes de proximité sont concurrencées par des acteurs comme Uber Eats ou Deliveroo, la cuisine du quotidien étant de plus en plus vécue comme une corvée. Il faut donc à tout prix qu’elles offrent une expérience différente, voire qu’elles nouent des partenariats avec ces acteurs de la livraison à domicile. Delhaize, par exemple, est en train de mener des tests avec Takaway.com et Deliveroo pour livrer les différentes ” solutions repas ” de ses nouveaux magasins Fresh Atelier.
Du simple réchauffé ?
Se lancer dans la petite restauration ne s’improvise pas, surtout dans un secteur où tout le monde peut désormais devenir votre concurrent. ” Quand on s’y risque, on doit le faire comme un vrai restaurateur, affirme Olivier Dauvers. Si vous faites simplement de l’assemblage en magasin en ouvrant des sachets qui viennent d’ailleurs et en faisant semblant de les mélanger, cela ne trompera personne. ” Chez Carrefour, on se contente, par exemple, de réchauffer de la soupe en bocal. Il en va de même pour les parts de lasagne, les tartiflettes et autres quiches qui proviennent de l’assortiment ” maison ” et qui sont uniquement réchauffées.
” Nous restons dans le domaine de la petite restauration, au sens non péjoratif du terme, se défend Geoffroy Gersdorff. Nous n’allons pas préparer une sauce en magasin. Mais toutes nos salades sont composées sur place, comme l’ensemble de nos sandwichs. Les pizzas, quant à elles, sont également confectionnées dans les magasins. Et je peux vous assurer qu’elles n’ont rien à voir avec celles disponibles en libre service. Il est vrai que ce nouveau métier demande de nouvelles compétences et deux personnes ayant fréquenté une école hôtelière ont récemment été engagées dans notre équipe “concepts”. ”
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