Paul Vacca
Pourquoi il est si difficile de décrocher de Facebook
On ne refera pas ici le procès des réseaux sociaux. Il s’instruit suffisamment tous les jours dans les colonnes des journaux, sur les plateaux télé, dans les dîners en ville et sur les réseaux sociaux eux-mêmes. Leur cause est entendue : au mieux, ils sont inutiles ; au pire, un danger pour la démocratie.
On pourrait plutôt se demander pourquoi, alors que leur inanité ou leur nocivité semblent faire l’unanimité, nous sommes si peu nombreux à nous en détourner. Face aux avalanches de moqueries ou de scandales, aucun signe de désertion massive.
Certains avancent une comparaison avec le tabac. Social media is the new smoking, disent les Anglo-Saxons pour rappeler qu’il est difficile de décrocher. Cela nous rappelle cette blague concernant un fumeur qui s’étonne que les gens trouvent difficile d’arrêter de fumer : ” C’est très facile au contraire : moi j’ai réussi à arrêter plus d’une quinzaine de fois ! “.
En effet, rien n’est plus facile que de quitter les réseaux sociaux… 15 fois. D’ailleurs, de plus en plus de personnes désactivent régulièrement leur compte. Ecrivains en gestation d’un roman, personnes souhaitant prendre le large pendant les vacances ou effet passager de lassitude. Une fonction simple est prévue par Facebook, Twitter, LinkedIn à cet effet : la désactivation du compte en un simple clic. Elle vous permet de décrocher en étant sûr de retrouver votre compte intact à votre retour.
En revanche, si vous souhaitez arrêter définitivement, il faut passer par la suppression du compte. Et là, c’est une autre affaire. D’une complexité proche du Brexit. La fermeture définitive de votre compte ne sera effective qu’après un certain laps de temps. Les réseaux sociaux, dans leur mansuétude, vous offrent d’ailleurs un délai de réflexion. C’est-à-dire, en réalité, un délai pour ” rechuter “. Facebook a justement rallongé ce délai : de 14 jours auparavant, il est passé à 30 en 2018. Et plus le délai se rallonge, plus vous avez de chances de craquer.
De la même manière qu’on a pu dire qu’Andy Warhol a rendu la célébrité plus célèbre, les réseaux sociaux ont rendu le narcissisme plus narcissique.
Car les réseaux sociaux produisent en nous un effet d’addiction. Ou, plus exactement, trois niveaux d’addiction. Le premier est d’un ordre physique assez similaire aux pics de nicotine, que l’on pourrait appeler ici ” l’egotine ” : ces pics de dopamine provoqués par les notifications (likes, followers, retweets, etc.) qui font du bien à l’ego.
Si les effets de l'”egotine” s’estompent parfois en surface, un deuxième type de manque, pas seulement physique mais social, se déclare : c’est la ” socialine “, sécrétée par le fameux fomo, l’acronyme de fear of missing out, qui désigne la ” peur de passer à côté de quelque chose “. Un manque d’autant plus crucial aujourd’hui qu’il est quasiment impossible de faire la part de ce qui relève de la vie privée et de la sphère professionnelle. Les réseaux sociaux sont une fusion des deux à géométrie variable qui rend le décrochage plus inextricable : si l’on veut partir pour des raisons privées, la partie professionnelle peut nous manquer. Et inversement, si l’on désire se libérer pour des raisons professionnelles, l’absence des relations personnelles se fera sentir.
Mais c’est là qu’un troisième manque vous agrippe et rend la désertion quasi impossible. Il n’est cette fois pas seulement physique ni social, mais identitaire, c’est la ” personnaline “. Quitter les réseaux, c’est en effet prendre le risque d’affronter une forme de mort sociale par la disparition de la personnalité que l’on s’est construite au fil des jours : notre identité sociale. Celle-ci est moins superficielle qu’il n’y paraît. Car il est faux de croire que nous soyons devenus subitement narcissiques du fait de l’émergence des réseaux sociaux. C’est au contraire parce nous sommes sommés d’être narcissiques dans une société atomisée et individualiste où seul le moi compte que les réseaux sociaux ont rencontré un tel succès. L’autopromotion du moi est devenue une composante nécessaire non seulement pour émerger mais même pour exister.
Le ” personal branding “, développé parfois au-delà du supportable, n’est donc pas l’expression d’un narcissisme maladif, mais pragmatique. Il est souvent perçu comme l’unique moyen à sa disposition pour se constituer un capital stable – le moi – dans un monde totalement instable. Comme une drogue, les réseaux sociaux sont venus combler ce manque tout en l’exacerbant. De la même manière qu’on a pu dire qu’Andy Warhol a rendu la célébrité plus célèbre, les réseaux sociaux, eux, ont rendu le narcissisme plus narcissique.
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