Philippe Kehren (Solvay): “Mon moteur, c’est le progrès par la science”


Le dirigeant du groupe mondial d’origine belge tire les leçons de la scission et insiste sur la résilience dont cette entreprise historique fait preuve dans un contexte mouvementé. Priorité : réinventer les modes de production, tant pour des raisons d’autonomie stratégique que de décarbonation. Et miser sur les faits, plus que sur les perceptions.
Voilà un peu plus d’un an que Philippe Kehren a pris la tête de Solvay, une entreprise ô combien symbolique pour la Belgique, devenue un groupe mondial. Il a succédé à l’emblématique Ilham Kadri après la scission ayant donné naissance à deux entités, dont la nouvelle Syensqo. À la tête de l’activité historique de Solvay, ce Français de 52 ans a pour mission de réinventer la production et de mener ce paquebot dans des temps agités. En restant fidèle à l’inspiration originelle d’Ernest Solvay.
Comment Solvay vit-il l’après-scission ?
Cela fait un an que la scission a eu lieu et nous sommes pleinement opérationnels. Nous avons regroupé toutes les équipes dans un même bâtiment parce que le campus à Bruxelles était devenu un peu grand et les gens éparpillés. Tout va bien. Nous sommes désormais deux sociétés indépendantes. Il reste quelques liens avec des services transactionnels ou informatiques, mais cela va se terminer courant 2025. Il ne restera plus que des liens affectifs.
Comment digérez-vous une telle scission ?
La décision d’opérer une telle scission était importante et courageuse. Après sa concrétisation, nous nous sommes rapidement rendu compte que cette décision était la bonne. Nous étions arrivés dans une situation où le groupe Solvay avait deux métiers très différents. L’un, devenu Syensqo, était focalisé sur l’innovation de produits, avec beaucoup de Research & Development, tandis que l’autre, resté Solvay, était centré sur la chimie essentielle, qui est le cœur de l’histoire de l’entreprise. Le carbonate de soude représente un tiers de notre chiffre d’affaires, avec d’autres molécules très connues telles que le bicarbonate, la silice, les terres rares et le peroxyde. Le vrai défi pour nous, c’est la manière dont on les fabrique, avec des procédés que l’on doit réinventer.
Ce recentrage sur l’activité historique vous a-t-il permis de vous réancrer dans cette histoire ?
Oui, et cela nous a permis de nous focaliser sur ce qui est important pour Solvay : les usines. Notre mission est d’améliorer la production afin de veiller à notre compétitivité. Si nos prix sont trop élevés, les clients ne nous choisiront pas. En parallèle, nous visons à minimiser notre impact environnemental autant que possible.
“La décision d’opérer une telle scission avec Syensqo était importante et courageuse. – Philippe Kehren, CEO de Solvay
Le contexte géopolitique et économique vous menace-t-il ?
La multiplicité de nos applications nous permet de nous adapter aux conditions de marché et d’être résilients. Pour le moment, le contexte n’est effectivement pas bon : il n’y a guère de croissance dans le monde et, en Europe, nous souffrons en plus d’un réel problème de compétitivité. Nous ne sommes plus au niveau de reprise connu après le covid. Malgré cela, nous avons résultats assez satisfaisants.
Vous êtes devenu CEO de Solvay après avoir contribué à cette résilience et en travaillant sur les coûts ?
Nous produisons des molécules essentielles, dont l’économie a besoin, qu’elle soit en croissance ou plutôt terne. Cela dit, nous devons rester compétitifs, dans un marché très concurrentiel, où il y a peu d’acteurs. Dans la chimie essentielle, il y a un savoir-faire important, on ne peut pas rentrer dans un marché du jour au lendemain, à moins d’avoir une vraie rupture technologique. Pour prendre l’exemple du carbonate, Solvay est le leader historique, mais il y a une quinzaine d’années, un autre acteur est venu de Turquie, avec un autre procédé et une compétitivité excellente. Nous avons dû réagir, nous réorganiser et nous avons réussi à préserver notre position. Mais cela aurait pu nous déstabiliser fortement car ils avaient un accès direct à une ressource dont nous ne disposons pas en Europe.

Comment fait-on pour s’adapter dans ce cas ?
En mobilisant l’intelligence et l’expérience de nos équipes. Quand vous avez une raison de vous transformer, que tout le monde le comprend et est aligné, les gens font la différence. Nous avons les meilleurs ingénieurs, les meilleurs opérateurs… S’ils sentent qu’il est absolument indispensable de changer, la machine se met en route.
Une marque historique comme Solvay ne peut donc pas se reposer sur ses lauriers, alors qu’elle semble éternelle ?
J’espère qu’elle sera encore là pour très longtemps, c’est mon rôle d’y veiller. C’est une grande responsabilité. Mais il faut rester humble, ne jamais tomber dans l’arrogance : c’est la clé !
Et avoir le courage de changer, de se restructurer ?
Oui, et surtout de le faire au bon moment.
Le contexte est difficile, dites-vous : la déclaration d’Anvers, signée par des dizaines d’industriels, en février 2024, mettait l’accent sur la nécessité d’agir.
C’était un appel au secours mettant en garde sur le fait que l’industrie européenne était en train d’être détruite. Solvay est un groupe mondial, nous produisons partout et nous sommes parfaitement conscients de ce qui se passe. Avec mes pairs industriels, nous nous disions qu’il était regrettable de continuer à détruire des emplois de la sorte. Nous sortions de la crise du covid, nous étions en pleine guerre en Ukraine : cela montre toute l’importance d’avoir des chaînes de valeur courtes et de ne pas dépendre de flux venant de l’autre bout du monde. Cela a d’ailleurs toujours été la vision du groupe Solvay. Il faut essayer d’être le plus proche de nos clients. Veut-on arrêter de produire chez nous et tout importer ? Cela n’a aucun sens.
Les enjeux majeurs, ce sont les questions du coût de l’énergie et du travail ?
Bien sûr, et il n’y a aucune raison que l’Europe ne soit pas compétitive. En matière d’énergie, nous avons décidé de ne pas produire de gaz et de fermer les mines de charbon, et je trouve que c’est une bonne chose parce que ce ne sont pas les énergies de l’avenir. Le renouvelable est important, mais intermittent. Nous pouvons aussi miser sur le nucléaire : l’industrie a besoin d’une telle énergie compétitive. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas de fatalité. Nous nous sommes tiré une balle dans le pied au niveau européen. Tout ce qu’on subit, c’est parce qu’on l’a décidé, pas parce que nous sommes intrinsèquement moins bons que les autres. Au contraire, nous avons tous les atouts pour être même meilleurs.
La Commission européenne a présenté son Clean Industrial Deal en guise de réponse. Cela va-t-il dans le bon sens ?
C’est un pas dans la bonne direction. Il y a désormais une prise de conscience. Après les nombreux rapports, dont celui de Mario Draghi, il faut passer aux actes. Ce Deal a de très bonnes intentions en insistant sur le fait que la transition énergétique doit créer de la valeur et ne doit pas uniquement être perçue comme une contrainte. Parce qu’affirmer que cela évitera des taxes futures, cela ne fait pas un business case.
Ce deal prévoit aussi une simplification de la réglementation…
C’est fondamental. Nous devons aussi recréer des chaînes de valeur en Europe pour être autonomes stratégiquement par rapport à d’autres régions. Il faut avancer rapidement, pas juste publier des rapports…
Dans votre business, existe-t-il des choses à réinstaller en Europe ?
Dans la chimie essentielle, nous servons des secteurs stratégiques. Un exemple typique ? Nous avons la seule usine au monde qui peut produire tous les types de terres rares. Aujourd’hui, nous sommes surtout sur le marché de la catalyse automobile et de l’électronique, mais nous avons besoin de ces terres rares pour faire les aimants permanents qui servent à électrifier et elles sont aussi indispensables pour le secteur de la défense. Jusqu’ici, cela venait exclusivement de Chine, mais nous pouvons être une source également. D’ailleurs, début avril, nous inaugurerons la production des premières tonnes de ces terres rares. Cela reste, pour l’instant, modeste parce que nous n’allons pas investir massivement tant que la chaîne de valeur n’est pas en place, mais nous avons une solution à proposer si l’Europe veut devenir plus indépendante.
Voitures électriques et défense, ce sont des postes hautement stratégiques…
Exactement. Encore une fois, cela doit se traduire par des actes précis.
C’est-à-dire ?
Il s’agit de convaincre les consommateurs d’acheter européen plutôt que chinois. Il y a des moyens : on encourage fiscalement, on pénalise les produits n’ayant pas les mêmes standards que nous… La directive européenne pour les matières critiques souligne que l’on ne peut pas acquérir celles-ci à plus de 65% venant d’un seul pays. Or, dans le cas des terres rares, elles viennent pratiquement à 100% de Chine.
Comment traduire cette limite de 65% dans des faits réels ? Voilà une question cruciale. Des fonds publics peuvent-ils nous aider à investir ? Aux États-Unis, ils ont engagé l’un de nos concurrents australien et ont financé 100% de leur installation. Je ne dis pas qu’il faut faire de même, mais il faut trouver les moyens de soutenir cette filière.
Les investissements seront massifs dans la défense. Est-ce une bonne nouvelle si l’on veut investir européen ?
Bien sûr. Nous sommes une entreprise globale, mais notre siège est à Bruxelles et nous tenons à ce que l’Europe dispose d’une industrie forte. C’est en phase avec notre conviction selon laquelle il faut être proche du marché et de la demande. Plus de 80% de notre approvisionnement est local. Cela nous donne de la résilience, de la sécurité d’approvisionnement, de la compétitivité parce que ce sont des produits chers à transporter et une protection par rapport aux évolutions géopolitiques, aux tarifs douaniers…
Avez-vous l’envergure suffisante pour faire face aux menaces de guerre commerciale ?
Nous sommes peut-être moins exposés que certains acteurs parce nous vendons 80% de notre production de façon régionale. Mais nous ne pourrons pas tout absorber et cela se répercutera sur les consommateurs via les prix de vente. Ce n’est certainement pas une bonne nouvelle.
Aujourd’hui, les États-Unis sont compétitifs, mais en se repliant sur eux-mêmes, vont-ils le rester ? Peut-être pas. – Philippe Kehren, CEO de Solvay
À titre personnel, vous avez vécu aux États-Unis.
J’y ai réalisé une partie de mes études, j’y ai passé beaucoup de temps, et Solvay dispose d’une présence importante aux États-Unis.
Comment percevez-vous la situation actuelle ?
Solvay a été l’une des premières multinationales au monde et a toujours été dans l’optique de s’adapter. Vous savez, les choses peuvent changer très rapidement. Aujourd’hui, les États-Unis sont compétitifs, mais en se repliant sur eux-mêmes, vont-ils le rester ? Peut-être pas. Nous sommes favorables à ce que l’Europe réagisse à la nouvelle donne en étant moins dépendante. C’est pour cela aussi que nous travaillons à la nouvelle génération de procédé Solvay. L’origine de l’entreprise, c’était un procédé inventé en 1863 qui avait révolutionné la production de carbonate de soude en remplaçant son prédécesseur, source de pluies acides. On ne peut plus utiliser ce procédé Solvay pour créer de nouvelles unités parce que sa compétitivité reposait sur l’utilisation de charbon. La nouvelle génération sera zéro carbone, ce qui nous permettra aussi de construire des petites usines là où il n’y en avait pas : en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie du Sud-Est…
C’est une réponse à ce défi gigantesque du zéro carbone. Est-ce une priorité pour vous ?
C’est notre plus gros défi. Nos produits sont excellents, essentiels et faciles à utiliser. L’enjeu, c’est de réinventer la façon dont on les produit parce que nous consommons beaucoup d’énergie, d’eau, de ressources… Nous devons minimiser notre impact.

Où en est cette réinvention du procédé Solvay ?
Nous sommes en train de le piloter à l’échelle industrielle sur notre site de Dombasle, près de Nancy, en France. La faisabilité technologique est pratiquement au point. Ensuite, il s’agira de le rendre économiquement viable. La conversion de nos usines se fera sur 15 à 20 ans. Cela consiste à remplacer les combustibles fossiles par de l’électricité, ce qui implique d’avoir de l’électricité bas carbone disponible.
Via des SMR nucléaires, par exemple, ces petits réacteurs modulaires ?
Par exemple, oui. Le nucléaire reste une solution en tant qu’énergie bas carbone et une source d’indépendance.
Davantage que l’hydrogène ?
Nous sommes chimistes, donc pour nous, l’hydrogène, c’est précieux. C’est une matière première, plus qu’une énergie. Ce peut être une solution dans certains secteurs, mais l’électricité est tout de même plus facile à utiliser, dans beaucoup d’applications.
L’énergie est-elle la clé pour la réinvention de votre production ?
Nous devons également optimiser nos coûts d’investissement, mais c’est, en effet, le principal défi.
La nouvelle ère dans laquelle nous entrons risque-t-elle de mettre nos objectifs climatiques en retrait ?
Les objectifs climatiques et écologiques restent. En même temps, il y a une prise de conscience bienvenue que l’on doit les atteindre en créant de la valeur, avec un retour économique. Si on avait continué avec le seul Green Deal, on aurait fait la transition énergétique en fermant les usines en Europe et en important la pollution de l’extérieur. Nous sommes tous d’accord pour dire que cela n’a pas de sens.
Solvay est-il un symbole dans toute cette mutation et une inspiration ?
C’est en tout cas pour cela que l’on se lève le matin. Les 9.000 salariés du groupe Solvay sont dans cet état d’esprit. Nous voulons transformer la manière dont on produit ce qui est essentiel. C’est dans notre ADN de mener de telles révolutions, avec un vrai impact.
C’est aussi un symbole d’humanisme : on se souvient des rencontres de prix Nobel, tout l’écosystème que cela a généré.
Mon moteur, c’est le progrès par la science. C’était une conviction très forte de notre fondateur, Ernest Solvay, et c’est la mienne aussi : c’est la science qui nous permettra de solutionner nos problèmes. À l’époque, on parlait des pluies acides. Aujourd’hui, c’est le réchauffement climatique et la raréfaction des ressources.
C’est d’autant plus important que cette conviction est malmenée de nos jours, non ?
Nous, nous aimons la science et les faits bien plus que les croyances.
Dans tous les défis dont nous parlons, attendez-vous certaines réponses de la part du gouvernement fédéral de Bart De Wever ?
Solvay est une entreprise très ancrée en Belgique. C’est fondamental. Les politiques peuvent nous aider, y compris à l’international. La diplomatie belge est importante, elle pèse et nous comptons sur elle.
Profil
• Avril 1971 : Naissance en France
• 1995 : Master en génie chimique à l’université du Wisconsin (USA)
• 1996 : Ingénieur chez Rhône Poulence, avant de rejoindre l’entité chimique Rhodia
• 2006 – 2011 : Directeur Rhodia Energy Services Europe
• 2012 : Rejoint Solvay pour le développement commercial de Solvay Energy Services
• 2014 : Responsable Europe du carbonate de soude
• 2021 : Président de l’activité carbonate de soude
• Décembre 2023 : CEO de Solvay après la scission avec Syensqo
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