Où est passée la voiture autonome?
Elle paraissait si proche voici quatre ans… Le Français Franck Cazenave annonce qu’elle avance, et pourrait apporter une réponse à l’inflation du coût des automobiles en étant partagée, déclinée en voitures, en navettes ou même en trains légers. Cet expert publie un ouvrage sur le sujet, dont il espère qu’il fera office de “prise de conscience” sur le retard européen.
Il y a quatre ans, la voiture autonome semblait proche, c’était le temps de la hype, des reportages télé sur les Google Cars. Franck Cazenave, cadre du groupe Bosch, basé à Paris, est le cofondateur de la business unit Connected Objects for Smart Territories. Par sa fonction, il s’est un peu intéressé au développement d’une mobilité automatisée, mais est aussi un chroniqueur recherché de cette évolution technologique, notamment pour le journal Le Monde. Son prochain ouvrage, Larobomobile, un nouveau droit à la mobilité durable et solidaire, paraîtra début janvier.
En Europe, chacun fait son truc, mais il n’y a pas assez de moyens. Sur cinq ans, il faudrait investir 20 milliards d’euros.” Franck Cazenave, expert et chroniqueur “mobilité
Quand on le titille sur la voiture autonome, qu’il avait souvent annoncée mais qui tarde tant, Franck Cazenave incrimine l’impatience des médias. “Elle avance moins vite qu’espéraient les journalistes, ils ont fait le buzz il y a quelques années, mais elle arrive”, nous assure-t-il. L’expert égrène quelques faits. Comme les voitures autonomes mises en service dans la banlieue de Phoenix par la société Waymo. Des véhicules à destination des particuliers, sans chauffeur de sécurité. “En 2020, les autorités californiennes ont aussi homologué une navette autonome de livraison de marchandises sur route ouverte, poursuit Franck Cazenave. Une Nuro. Il s’agit donc du premier véhicule au monde autonome homologué par une autorité légale.” L’entreprise vient par ailleurs de lever 600 millions de dollars pour accélérer sa stratégie de commercialisation.
Forcément partagée
L’homme parle également de Cruise, contrôlé par General Motors, qui “a obtenu une licence pour opérer des navettes. Il existe un service opérationnel à San Francisco.” Et suit avec attention les progrès de Tesla, qui développe la fonction FSD (comme full self driving). Celle-ci vise une conduite totalement autonome, au-delà de l’aide à la conduite fournie par l’Autopilot. “On ne sait pas quand Tesla arrivera au niveau 4 ( conduite automatisée, lire l’encadré, Ndlr), mais ce que j’ai vu dernièrement sur une vidéo, sur une route ouverte, avec la version 10.5, montre que le constructeur en est très proche. Il n’est pas impossible qu’il y arrive en 2022.”
Aux yeux de Franck Cazenave, la “robomobile” ne peut être que partagée. Pour deux raisons. “Aujourd’hui, même si elle roule quotidiennement dans les bouchons parisiens, une automobile est utilisée 10% du temps. Il n’y a aucune logique à laisser un véhicule vide garé le long d’un trottoir, avance-t-il. Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de ‘robomobiles’ appartenant à des particuliers, mais la majorité devrait être partagée.” Cet usage réduira l’impact environnemental, puisque nous aurons besoin de moins de véhicules. “En France, il y a 40 millions d’automobiles, pesant en moyenne 1,2 tonne et ne roulant que 10% du temps… Pourquoi épuiser les ressources de la planète pour utiliser si peu ces véhicules?”, s’insurge-t-il.
La deuxième raison, “c’est la création d’un droit à la mobilité durable et solidaire. Solidaire, car avec l’augmentation du prix de l’énergie et la multiplication des zones à basse émission, rouler en véhicule individuel va coûter plus cher. “Ce qui n’est pas dit par nos gouvernants, c’est qu’on fait peser le coût de la transition énergétique sur les ménages. Or, beaucoup d’entre eux n’en ont pas les moyens.”
A Bruxelles, par exemple, les automobiles au diesel de classe Euro 4 seront interdites à la circulation à partir de janvier prochain. Leurs utilisateurs devront donc se procurer des modèles plus récents. Les nouvelles normes imposées aux véhicules à carburant vont pousser les prix à la hausse, sans parler du passage obligé à l’électrique vers 2035. Or, ces véhicules demeurent très chers à l’achat. Le patron du groupe Renault, Luca de Meo, l’a dit: “Il y a des gens qui ne pourront pas accéder à la mobilité et à une voiture neuve”.
Chinois et Américains à la manoeuvre
Pour Franck Cazenave, toutes ces problématiques pourraient trouver une réponse dans la “robomobile”. L’expert imagine même des véhicules légers circulant sur les lignes ferroviaires et la transformation de gares rurales en hub où se rencontreraient des “robotrains”, légers et moins coûteux que des convois “normaux”. Ils utiliseraient des technologies dérivées des véhicules électriques routiers, et valoriseraient des petites lignes à moindre coût. L’auteur donne l’exemple de Taxirail, une start-up bretonne, qui travaille sur ce concept de train léger autonome. Les “robomobiles”, à la demande ou à rythme régulier, rejoindraient les habitats éloignés des milieux ruraux dont les habitants, dans les prévisions de Franck Cazenave, auraient donc moins besoin de disposer de deux voire parfois trois voitures par ménage comme aujourd’hui.
Pour arriver à ce monde idéal de la mobilité automatisée pour tous, il faudra du temps et beaucoup d’argent. Franck Cazenave s’inquiète que l’Europe perde sa souveraineté technologique, car ce sont surtout les Américains et les Chinois qui sont à la manoeuvre dans ce domaine. Ce sont eux, surtout, qui développent les systèmes d’exploitation des automobiles, affinent les algorithmes et le cerveaux électroniques truffés de puces que l’on ne fabrique guère chez nous. Citons les américains Tesla, Waymo (Google), Cruise (General Motors), Argo AI, Zoox (Amazon), Nuro, et le chinois Apollo (Baidu). L’Europe est moins active. Ou s’en remet aux Americains: Renault et Stellantis (Peugeot, Citroën, Opel, DS, Fiat, Chrysler, Jeep,…) ont signé avec Waymo, alors que le groupe VW a investi dans Argo AI, de concert avec Ford.
“On travaille en ordre dispersé en Europe, regrette Franck Cazenave. Chacun fait son truc, mais il n’y a pas assez de moyens. Sur cinq ans, il faudrait investir 20 milliards d’euros pour développer des algorithmes de conduite autonome et les fiabiliser afin de pouvoir opérer des services de livraison, de transport de personnes, sans conducteur, sans superviseur. C’est cela, le challenge.”
Le leadership de la norme
La question de la dépendance aux technologies américaines est un sujet que Franck Cazenave connaît bien: il est l’auteur d’un ouvrage intitulé Stop Google, parue en 2014 (éditions Pearson France), qui exhortait déjà les Européens à développer leurs propres outils. Mais l’expert déplore aussi notre retard en matière de réglementation. En 2017, Audi a lancé la dernière génération du modèle A8, avec une option de conduite autonome sur autoroute, dans les embouteillages, jusqu’à 60 km/h. Pour le vendre, il fallait notamment une modification de la convention de Vienne qui régit le code de la route. Celle-ci n’accepte qu’une conduite automatisée jusqu’à 10 km/h, pour les aides au stationnement. Les modifications n’ont pas encore été apportées. “Cela prend du temps car il y a une centaine de pays signataires”, constate Franck Cazenave. Or, les Etats-Unis ou la Chine n’ont pas signés cette convention. “L’Allemagne a toutefois décidé de développer une réglementation spécifique pour les ‘robomobiles’ de transport de marchandise et de personnes, poursuit-il. VW a annoncé une navette pour 2022. Elle a le cadre réglementaire le plus avancé. La problématique, c’est vraiment la norme: les Etats-Unis avancent très rapidement. Si des milliers, voire des dizaines ou centaines de milliers de véhicules autonomes y roulent d’ici 2030, ils risquent d’écrire le standard.”
Franck Cazenave espère donc une prise de conscience et des investissements sur le Vieux Continent. Et un plan pour encourager les transports autonomes d’ici 2030. “On pourrait commencer par les services les moins complexes, comme des bus à haut niveau de service, roulant sur site propre, là où la vitesse est limitée à 30 km/h, ce qui rend plus aisée la conduite autonome. Et développer et autoriser cette conduite autonome sur autoroutes, plus facile à installer vu l’absence de carrefours.”
Les bémols de Vias
En Europe, des essais ont déjà été effectués, notamment en Belgique. La Stib et les Tec ont mené des tests de navettes autonomes, tout comme le site des Grottes de Han afin relier son parking aux espaces guichets, ou le mémorial de Waterloo. Vias (ex-IBSR, ancienne sécurité routière fédérale) a supervisé et conseillé ces tests, menés avec des conducteurs de sécurité. Le bilan était… moyen. “Il y a encore pas mal de soucis, notamment quand les conditions météo sont difficiles. Quand il y a du brouillard, les lidars ( méthode de télédétection qui émet de la lumière infrarouge, au lieu d’ondes radio, Ndlr) ne voient rien, il faudrait un radar, dit Jean-François Gaillet, chief innovation officer chez Vias. “Les essais n’ont pas encore débouché sur des déploiements. Il faut dire que les véhicules coûtent encore très cher, un quart de million d’euros par navette.” La balle est dans le camp des industriels, qui devraient faire progresser leurs systèmes pour les rendre plus opérationnels.
En Europe, il faudrait donc encore beaucoup investir, comme l’espère Franck Cazenave. Ou à défaut, attendre que les Américains et Chinois aient atteint un niveau plus avancé. Combien de temps? Des services automatisés limités peuvent être mis en place rapidement ; il existe déjà des métros autonomes à Paris ou Rennes.
Mais pour la “totale”, soit la voiture ou la navette qui roule partout toute seule et sans volant, ce sera plus long. “Dans 20 ou 30 ans, plus personne n’achètera de voiture dans les villes”, rêve, dans la revue Fleet, Alain Visser, le CEO du constructeur Lynck&Co (Volvo/Geely), qui propose un véhicule à louer comme un service Netflix, résiliable n’importe quand. “Vous aurez un Uber autonome qui viendra vous chercher où vous voulez. Pas de problème de stationnement, pas de frais de service et vous pourrez prendre un verre et vous laisser conduire.”
Les niveaux d’automatisation
Les vraies “robomobiles” relèvent des niveaux 4 ou 5, pas encore autorisés. En Europe, seuls les niveaux 0, 1 et 2 sont autorisés, le 3 est en discussion (automatisation conditionnée).
Niveau 0. Aucune électronique n’assiste le conducteur.
Niveau 1. Assistance par des dispositifs électroniques comme l’ABS, l’ESP ou le freinage automatique d’urgence. Le conducteur contrôle toujours le véhicule.
Niveau 2. Automatisation partielle, qui combine des automatismes du niveau 1. Le conducteur peut retirer les pieds des pédales, mais pas la main du volant. Il supervise. C’est l’Autopilot de Tesla ou le stationnement automatisé.
Niveau 3. Automatisation conditionnée. Le véhicule peut rouler automatiquement dans des situations prédéfinies, comme un ralentissement autoroutier, jusqu’à 60 km/h. Le conducteur ne doit plus regarder la route ou tenir le volant, mais pouvoir reprendre le volant si le système le demande.
Niveau 4. Très haute automatisation. Le véhicule roule de manière autonome dans toutes les circonstances (villes, routes, autoroutes), mais avec un conducteur, qui peut être amené à reprendre la main dans des circonstances exceptionnelles.
Niveau 5. Automatisation totale. Le véhicule n’a plus ni volant ni conducteur.
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