Nos bières sont célèbres dans le monde entier. Le numéro 1 belge des bières spéciales, Duvel Moortgat, surfe comme les autres sur ce succès. Ce qui n’empêche pas le CEO du groupe, Michel Moortgat, de faire preuve de circonspection: “Nous vivons une époque turbulente. La concurrence est de plus en plus acharnée. La vente de Duvel, qui fait l’orgueil de la maison, a cessé de suivre une pente ascendante en Belgique”.
” Ssst… hier rijpt den Duvel ” (” Chuuut, ici mûrit la Duvel “) : immanquable, le slogan qui orne le mur des brasseries Duvel Moortgat, à Puurs, s’applique également à leur administrateur délégué Michel Moortgat, demeuré extrêmement silencieux après que l’entreprise se soit – sur une décision familiale – retirée de la Bourse, durant l’hiver 2013. Celui qui a été désigné Manager néerlandophone de l’Année en 2010 n’accorde que très peu d’interviews. La dernière fut accordée à Trends-Tendances à l’occasion de la remise de la distinction. ” Je ne cherche pas l’attention des médias, dit-il. Chaque entreprise cotée est tenue de publier ses résultats deux fois par an, et d’informer ses actionnaires ; depuis la sortie, nous sommes délivrés de cette obligation. ”
Le brasseur semble pourtant être dans une forme éblouissante. A Breendonk, section de la commune de Puurs, il ne cesse de construire, de réorganiser la production, de rendre l’espace plus fonctionnel encore. Une micro-brasserie est en cours de construction. La capacité de production a été quasi doublée (à 1,5 million d’hectolitres) grâce au succès jamais démenti des marques Duvel, Maredsous et Vedett. La capacité de mise en bouteille a été multipliée par deux, à 2 millions d’hectolitres. Ce qui n’empêche pas Michel Moortgat, actif depuis plus d’un quart de siècle dans l’entreprise familiale, de faire preuve d’une extrême prudence : ” C’est vrai, le chiffre d’affaires a à nouveau augmenté de 10 % au premier semestre. Mais la croissance ne va plus de soi. Nous vivons une époque turbulente. A un échelon inférieur, des brasseries artisanales se créent chaque jour ; loin au-dessus de nous, vous avez des poids lourds comme AB InBev et Heineken, qui se consacrent eux aussi pleinement aux bières spéciales. Ce qui complique la vie des acteurs de taille moyenne, comme nous “.
Duvel Moortgat en quelques dates
1871 : création de la brasserie
1926 : mise sur le marché de la Duvel
1991 : Michel Moortgat fait son entrée dans l’entreprise
1998 : nomination de Michel Moortgat au poste de CEO
1999 : entrée en Bourse (25 % des actions, au prix de 36,50 euros par action)
2001 : prise d’une participation de 50 % dans la brasserie Bernard, en République tchèque
2003 : reprise de la brasserie Ommegang Brewery aux Etats-Unis
2006 : reprise de la brasserie Achouffe
2008 : reprise de la brasserie Liefmans
2010 : reprise de la brasserie De Koninck
2010 : Michel Moortgat est nommé Manager de l’Année
2013 : sortie de Bourse de Duvel Moortgat, au prix de 95 euros par action
2013 : reprise de la brasserie Boulevard Brewing Company (Etats-Unis)
2015 : reprise de la brasserie Firestone Walker Brewing (Etats-Unis)
2015 : prise d’une participation de 50 % dans la brasserie ‘t IJ (Pays-Bas)
TRENDS-TENDANCES. La capacité de production de l’usine de Puurs a été multipliée par près de deux, mais les volumes de ventes de Duvel se stabilisent en Belgique.
MICHEL MOORTGAT. C’est la toute première fois que ça arrive. La Duvel reste notre cheval de bataille, mais les volumes se stabilisent en Belgique. L’ensemble de nos bières a achevé le premier semestre sur une croissance de 7 % du chiffre d’affaires belge, mais les volumes accusent un léger recul. C’est toujours mieux que ce que fait le marché, en baisse de 1,2 %. Mais pas extraordinaire non plus : notre croissance est plus lente qu’auparavant.
Frédéric van der Kelen, CEO de la brasserie Haacht, sera content, lui qui avait lancé, dans une interview accordée l’an passé à notre magazine : ” La Duvel est vendue dans tous nos cafés, alors que c’est nous qui consentons les investissements. Ce n’est pas juste, n’est-ce pas ? “.
(rire) Certains brasseurs voudraient pouvoir décider eux-mêmes de ce que le consommateur doit boire. Mais si la Duvel se vend dans les cafés de monsieur Frédéric van der Kelen, ce n’est pas parce que monsieur Frédéric van der Kelen le veut ainsi, mais parce qu’il y a une demande. Si toutes les barrières étaient levées (certains établissements horeca demeurent liés à des producteurs spécifiques, Ndlr), on trouverait davantage de nos bières encore dans les cafés.
La marque Duvel est servie dans plus de 90 % des établissements horeca belges.
Cette marque continue de faire notre fierté. Elle reste très appréciée. Aux alentours de l’an 2000, nous étions extrêmement dépendants du marché belge et de ce seul produit : ces forces étaient également nos faiblesses. Nous nous sommes tournés vers l’étranger, et avons élargi notre offre. C’est ce qui nous permet de continuer à avancer, alors même que la consommation en Belgique a diminué. Notre pays a toujours eu le goût des bières spéciales et artisanales. D’autres lui emboîtent désormais le pas.
Si demain je n’étais plus là, l’entreprise serait en de bonnes mains
Ecoulerez-vous donc un jour vos bières spéciales dans le monde entier ?
Oui. L’intérêt de plus en plus marqué pour les bières artisanales soutient notre croissance internationale. Ceci étant, les brasseries locales ne cessent de se multiplier. Les Etats-Unis en comptent d’ores et déjà 6.500. Là-bas, une brasserie et demie s’ouvre chaque jour ; cela représente 500 nouveaux producteurs par an. Il s’agit la plupart du temps d’entreprises minuscules, qui évoluent sur un marché très local ; mais la somme de ces fabricants représente une quantité considérable de bière, et une concurrence non négligeable.
Est-ce la raison pour laquelle vous avez acté une réduction de valeur de 10 millions d’euros au niveau de votre filiale américaine Boulevard ?
Oui. Boulevard Brewing Company est une magnifique entreprise, très bien implantée dans les Etats du Kansas et du Missouri, mais dont la croissance a ralenti sous l’effet de la concurrence. Auparavant, il était possible de s’installer à Kansas City, pour s’étendre ensuite aux Etats voisins. Mais avec la multiplication des nouvelles brasseries, il devient de plus en plus difficile de croître géographiquement. L’époque est compliquée. Cela dit, avec 40 % du chiffre d’affaires consolidé, les Etats-Unis demeurent notre plus grand marché ; la Belgique représente, elle, 28 % de notre part de marché.
Fort heureusement, il reste quatre autres marchés d’exportation prioritaires : la Chine, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.
Malgré la faible consommation de bière, les Pays-Bas enregistrent une forte croissance. Nous y sommes propriétaires d’une brasserie depuis deux ans. Ce n’est pas encore le cas en France, qui aligne néanmoins elle aussi d’excellents résultats.
Vous n’avez pas encore de brasserie en France ?
Les bières locales vont continuer de croître. Pourquoi ne pas nous associer avec un producteur local de bières spéciales ?
Les Français préfèrent la Chouffe. La Duvel parviendra-t-elle à séduire les Chinois ?
C’est d’ores et déjà le cas. Mais le produit qui se vend le mieux est la blanche de Vedett. La Chine est un marché jeune pour ce qui concerne la bière. Dans les marchés peu sophistiqués, on aime surtout la pils ; ce n’est qu’après que l’on découvre les bières spéciales – d’abord, les plus accessibles. La blanche est une bière spéciale, mais elle est à la portée de tous. Elle n’est pas plus alcoolisée qu’une pils, et sa saveur n’est pas extrême. La bière blanche est un produit d’entrée de gamme. A terme, le consommateur chinois se dirigera vers des bières plus complexes et plus aromatisées. En chiffres absolus, la Chine reste un marché minuscule – 12 millions d’euros environ de chiffre d’affaires. Mais le potentiel est gigantesque. Cela fait des années que nous y enregistrons une croissance à deux chiffres.
Vous avez pris, à la fin de l’année passée, une participation de 35 % dans l’italien Ducato, à Parme. L’Italie deviendra-t-elle le prochain marché d’exportation prioritaire ?
L’Italie importe beaucoup de bières spéciales belges et surtout de la Chouffe. Mais là aussi, le nombre de brasseries locales ne cesse de se multiplier. Si nous voulons occuper une position importante dans le pays, nous devons passer par une combinaison d’exportation de bières spéciales belges et de vente de produits locaux. Le pays deviendra donc à brève échéance un marché prioritaire

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Depuis son retrait de la Bourse, Duvel Moortgat multiplie les records. Vous aviez pourtant promis de ne pas laisser un ” goût amer ” aux actionnaires…
Il est possible que notre croissance soit aujourd’hui légèrement plus vigoureuse qu’à l’époque où nous étions cotés en Bourse. Cela dit, depuis l’IPO, en 1999, nous avons multiplié notre chiffre d’affaires par deux tous les cinq ans. Nous nous dirigeons vers un chiffre d’affaires de plus d’un demi-milliard d’euros en 2019. Enfin, ce n’est pas un dogme, un objectif absolu… plutôt une conséquence de nos actes. De surcroît, le chiffre d’affaires a ces dernières années évolué plus rapidement que le bénéfice. Nous investissons des sommes colossales, aussi bien dans la modernisation des brasseries que dans les reprises. C’est une démarche que la Bourse ne valorise pas toujours. Une fois sortis du contexte boursier, les actionnaires peuvent privilégier une vision à long terme. Aujourd’hui, nous misons sur la croissance du chiffre d’affaires. Peut-être accorderons-nous demain davantage d’importance au bénéfice.
C’est en 1991 qu’alors âgé de 24 ans, vous êtes entré dans l’affaire familiale. Combien de temps comptez-vous encore y rester ?
Je ne pense pas aller travailler ailleurs. J’ai eu 50 ans en mai. D’ici à mes 67 ans, il reste 17 ans. Nul ne peut évidemment prédire ce qui se passera dans l’intervalle. Je ne suis qu’un actionnaire minoritaire : si la majorité décide que j’ai fait mon temps, je m’inclinerai. Il n’est pas non plus impossible qu’un jour, j’assume un autre rôle au sein de la société. Mais rien, absolument rien, n’est décidé.
En 2013, vous avez pris, en compagnie de votre famille, un semestre sabbatique. Aviez-vous besoin de vous ressourcer ?
Ce fut une période fantastique. Une expérience comme celle-là, passée à l’étranger, resserre les liens familiaux. On dépend beaucoup plus les uns des autres quand on est hors de son pays. J’avais envie de partir à la découverte de l’Asie. Ce continent ne cessera de gagner en importance ces prochaines années. Nous avons longtemps voyagé en Inde, en Chine et au Japon. Il est surprenant de voir la vitesse à laquelle les enfants s’adaptent à leur nouvel environnement, s’y sentent comme des poissons dans l’eau. Evidemment, partout, j’ai étudié le marché local de la bière, rendu visite à des brasseries et parlé à des importateurs. Duvel Moortgat a continué à très bien tourner en mon absence. Si demain je n’étais plus là, l’entreprise serait en de bonnes mains.
La cinquième génération est-elle prête à prendre le relais ?
Nous avons établi des règles claires pour le cas où la génération suivante voudrait assurer un rôle opérationnel dans l’entreprise. Ce qui nous plairait beaucoup, évidemment. Mais il n’y a pas de place pour tout le monde. Et seule une fonction de direction est envisageable. Il ne serait pas sain que des actionnaires familiaux conduisent les camions : ce n’est bon ni pour leur entourage, ni pour la hiérarchie directe. Les bons chauffeurs trouveront de toute façon à se faire employer partout.
Située à Puurs, Duvel Moortgat est presque l’antithèse du numéro 1 mondial AB InBev.
Avec ses marques Chouffe, De Koninck, Duvel et Liefmans, Duvel Moortgat est le numéro 1 en Belgique des bières spéciales. Près des trois quarts des volumes vendus par AB InBev sont constitués de la Jupiler, leader sur le marché belge. L’orgueil de Duvel Moortgat est la Duvel, cette bière blonde forte qui représente la moitié des volumes écoulés en Belgique. Avec des volumes voisins de 500.000 hectolitres en Belgique, Duvel Moortgat occupe une part de marché de 7 %, contre 55 % pour AB InBev. Le leader mondial exploite deux énormes brasseries, à Jupille et à Louvain, où sont préparés la majorité des brassins. Duvel Moortgat s’en tient quant à elle à une production locale, y compris en cas de reprise. Patrimoine et authenticité sont, d’après Michel Moortgat, importants pour le consommateur. Duvel Moortgat exploite quatre brasseries en Belgique : Achouffe, De Koninck, Liefmans et Puurs, la plus importante. Près de 14 millions d’euros ont été investis ces deux dernières années dans le centre dédié aux visites de la brasserie De Koninck, à Anvers. Après un recul ininterrompu d’un quart de siècle, les volumes de la marque repartent désormais à la hausse.