WatchPeople, le pari suisse de Jean-Pierre Lutgen

Un "dîner surréaliste" signé Charles Kaisin et Mallory Gabsi, auquel nombre d’influenceurs étaient conviés, a servi de lancement à cette nouvelle marque de montres dont le slogan est "Freedom is the only luxury".
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Il s’est imposé sur la scène internationale avec Ice-Watch, une marque de montres ludiques “made in China” qui s’est écoulée à plus de 20 millions d’exemplaires. Aujourd’hui, Jean-Pierre Lutgen fait le pari du “Swiss made” et mise sur WatchPeople pour bousculer le petit monde de l’horlogerie. En toute liberté. Et avec une touche de surréalisme.

Ce soir-là, à Paris, Jean-Pierre Lutgen a réussi un grand écart stylistique. Un exercice singulier qui consiste à rassembler, autour d’une même table festive, de vieux briscards du journalisme horloger, de jeunes influenceuses aux lèvres déjà botoxées, quelques people à l’agenda surchargé et l’un ou l’autre maître du design épuré. Au total, 48 personnes conviées à un Surreal Dinner par le fondateur d’Ice-Watch, histoire de présenter son tout nouveau bébé : une “nouvelle” marque de montres baptisée Watch­People. Les guillemets sont importants, nous y reviendrons.

Orchestré dans un superbe hôtel particulier le 29 février dernier, ce dîner surréaliste était mis en scène par l’artiste Charles Kaisin et truffé de déli­ces concoctés par le jeune chef étoilé Mallory Gabsi, deux Belges qui comptent sur la scène parisienne. Thème de la soirée : la liberté. Un mot certes galvaudé, mais qui incarne précisément le slogan de cette “nou­velle” marque de montres : Freedom is the only luxury (‘‘la liberté est le seul luxe’’).

Liberté chérie

Conjuguant féérie, folie, débau­che et poésie, cette liberté débridée a rythmé les différents tableaux de ce Surreal Dinner, de la mise en bouche au dessert. Les clins d’œil à la délivrance étaient d’ailleurs nombreux, entre des serveurs momentanément enserrés dans une camisole de force et des mannequins complètement soumis au nyotaimori, cet art japonais qui consiste à manger des sushis sur le corps d’une femme nue. Mais, néo-­féminisme oblige, Jean-Pierre Lutgen et son scénographe Charles Kaisin avaient pris les devants pour désamorcer toute accusation sexiste à l’égard de cet événement parisien : sur les tables champêtres, on comptait autant d’hommes dénudés que de femmes en tenue d’Eve, avec des montres et des noix de Saint-Jacques comme uniques accessoires posés sur les épidermes.

On vous épargne les “coiffures nuages” des valets portées pour un dessert particulièrement aérien et les shots de vodka servis en seringue pour mieux accompagner le caviar déposé délicatement sur le revers de chaque main. Vous l’aurez compris : l’heure était à l’éclatement des convenances et à une certaine liberté retrouvée, entre chefs-d’œuvre de Stanley Kubrick (la soirée était un audacieux mélange d’Orange mécanique, Barry Lyndon et Eyes Wide Shut) et surréalisme assumé (hommage fut également rendu au poème Liberté de Paul Eluard, sous la forme subtile d’un cadavre exquis).

Garantie suisse

Voilà pour le décor. Voilà pour les influenceuses qui ont dégainé leur smartphone plus vite que leur ombre. Voilà pour la forme du propos. Mais qu’en est-il du fond ? Quid de cette “nouvelle” marque de montres dont les modèles sont venus égayer les bras des serveurs et des mannequins tout au long de la soirée ? Si le patron d’Ice-Watch a mis le paquet pour ce dîner haut en couleur, c’est avant tout pour propulser le nom WatchPeople sur le devant de la scène médiatique. L’enjeu est important : Jean-Pierre Lutgen se lance aujour­d’hui sur le terrain prestigieux du Swiss made pour mieux occuper le marché de l’entrée de gamme dans le secteur des montres, le “fabriqué en Suisse” restant une valeur sûre en matière horlogère.

“Dans la diversification de mon groupe, il manquait jus­qu’ici un élément, à savoir le Swiss made, confie Jean-Pierre Lutgen. Pour cela, il fallait une nouvelle marque à côté d’Ice-Watch avec laquelle j’ai dû subir, pendant des années, le bashing du made in China. J’ai donc décidé de lancer WatchPeople, qui n’est pas à proprement parler une nouvelle marque. Elle a été créée il y a une dizaine d’années en Allemagne, mais je l’ai rachetée et j’ai tout changé. Je n’ai gardé que le nom, j’ai créé un nouveau logo et, aujourd’hui, je suis heureux de ressusciter WatchPeople avec une toute nouvelle collection 100% Swiss made fabriquée chez Ronda, près de Bâle.”

S’inspirer pour créer

Jean-Pierre Lutgen ne s’en cache pas : sa volonté est non seulement de séduire le marché européen avec cette nouvelle marque de montres “entrée de gamme” dont les prix varient entre 150 et 250 euros, mais surtout de pénétrer le marché asiatique, où le Swiss made représente toujours une certaine valeur. Pour y parvenir, l’homme d’affaires renoue avec sa bonne vieille recette marketing qui consiste à jongler avec les codes de l’horlogerie de luxe qui ont fait le succès de plusieurs grandes marques, pour mieux les réinterpréter dans des gammes de couleurs, de matières et de prix accessibles au plus grand nombre.

Avec ses modèles ronds (WP1), octogonaux (WP4) et rectan­gulaires (WP6), WatchPeople livre une première salve 
de montres qui 
seront disponibles en juin dans une vingtaine de points de vente belges.

Ainsi certains spécialistes voient-ils déjà dans les trois nouveaux modèles de la gamme WatchPeople (WP1, WP4 et WP6 déclinés en de nombreuses versions) des “clins d’œil appuyés” à des marques mythiques comme Patek Philippe pour la WP4, ou Cartier pour la WP6. Le fondateur d’Ice-Watch s’en amuse, lui dont le modèle phare a jadis été qualifié de plastic Rolex et qui a fait l’objet de quelques procès pour son nom “à la Swatch” et son packaging “à la Lego”.

“J’aime jouer avec les codes de l’horlogerie, rétorque Jean-­Pierre Lutgen. L’art n’est rien d’autre que donner une vision différente de ce qui existe déjà. En reprenant certains fondamentaux, en réinterprétant les codes identitaires qui appartiennent au patrimoine de l’horlogerie, nous avons créé notre propre style, notre propre identité qui, avec Ice-Watch, en ont finalement inspiré d’autres. C’est le même esprit qui habite WatchPeople, dont le leitmotiv est la liberté. La liberté de créer, la liberté de réinterpréter, la liberté de s’amuser.” Mais en titillant ainsi les grandes marques de luxe sur le terrain de leur créativité, Jean-Lutgen ne jouerait-il pas à nouveau avec le feu juridique ? “Je m’en fous !, répond l’intéressé. J’assume mon côté provocateur et cette notion de transgression. Pour reprendre cette magnifique phrase de Michel Galabru dans le film Uranus, je dirais même : ça me fait jouir (rires) !”

© BELGA
“J’aime jouer avec les codes de l’horlogerie. L’art n’est rien d’autre que donner une vision différente de ce qui existe déjà.” – Jean-Pierre Lutgen (Ice-Watch, WatchPeople)

Une stratégie ciselée

Avec ses modèles ronds (WP1), octogonaux (WP4) et rectangulaires (WP6), WatchPeople livre une première salve de montres qui seront disponibles dans une vingtaine de points de vente en Belgique à partir du mois de juin. L’objectif est d’installer la marque en Europe et sur le marché asiatique dans les prochains mois, même si l’offre se veut forcément globale : Jean-Pierre Lutgen mise en effet sur les ventes online d’ores et déjà ouvertes sur le site www.watchpeople.com pour installer la marque.

Fort de ses 17 ans d’expérience avec Ice-Watch, le Bastognard a également déployé un nouveau plan d’attaque pour WatchPeople, toutefois différent de ce qu’il a construit avec sa première mar­que. “Tout est bien bétonné et nous avons davantage professionnalisé la démarche, confirme le businessman. Nous avons un bon produit Swiss made, il y a cette fois des contrats de distribution sélec­tive qui vont privilégier la qualité plutôt que la quantité, nous aurons une très belle présentation en magasin avec les displays de la société parisienne Elba et nous aurons aussi bientôt une très belle campagne de communication imaginée par l’agence Havas.”

En coulisse, il se chuchote que Jacques Séguéla, pape de la pub et toujours consultant pour le groupe Havas malgré ses 90 ans, aurait mis son grain de sel dans l’aventure horlogère. Les deux hommes, il est vrai, se sont rencontrés il y a tout juste un an dans le cadre d’une interview croisée pour Trends-­Tendances

Si Jean-Pierre Lutgen nourrit aujour­d’hui de grandes ambitions avec WatchPeople, il n’en délaisse pas pour autant sa marque Ice-Watch, que du contraire ! Avec plus de 780.000 montres vendues en 2023 et un chiffre d’affaires annuel de 28 millions d’euros, l’entreprise reste un poids lourd dans le secteur, même si Ice-Watch a fortement souffert de la crise sanitaire. “Nous avons quasiment fermé toutes nos boutiques en nom propre et licencié la moitié de notre personnel, confie Jean-Pierre Lutgen mais depuis, nous avons bien rebondi. L’année 2023 a été celle des grandes décisions. Nous avons diversifié l’offre d’Ice-­Watch, avec des montres connectées qui ont été un véritable succès : plus de 300.000 pièces vendues. Nous avons repris le marché de la distribution en main en accordant plus de marge aux bijoutiers de nos principaux pays européens. Nous avons refait de la publicité et nous misons aujourd’hui fortement sur notre nouveau modèle Boliday.”

Portée par un mot-valise qui mélange les notions anglophones de business et de holidays pour mieux souligner son côté tout-terrain, la nouvelle collection Boliday d’Ice-Watch se caractérise par un cadran à la forme dite “tonneau”, que l’on retrouve déjà chez quelques gran­des marques de luxe. Déclinée en de multiples couleurs et commercialisée au prix de 169 euros, la Boliday devrait être le nouveau hit du fabricant de montres. “On espère en vendre entre 200.000 et 300.000 cette année, confie Jean-Pierre Lutgen et, avec les nouveaux projets mis en place, faire passer le chiffre d’affaires du groupe à 38 millions d’euros en 2024.”

Oser l’électronique

Parmi ces nouveaux projets qui comprennent notamment le lancement de WatchPeople, il y a aussi la diversification d’Ice-Watch vers d’autres produits électroniques. Petit scoop dévoilé par son grand patron : après le récent succès de ses montres connectées, la marque s’apprête à commercialiser son premier Ice-Tag, un traceur électronique qui permet de retrouver des objets auxquels il est associé grâce à un système de géoloca­lisation. Le gadget est inspiré de l’AirTag d’Apple et devrait être commercialisé avant l’été.

WatchPeople, Boliday, Ice-Tag et enceintes connectées : le Manager de l’Année 2017 n’est pas près de raccrocher.

Mais ce n’est pas tout. Ice-Watch envisage aussi d’investir prochainement le marché de la musique et des enceintes connectées pour tenter de tailler des croupières à des marques comme Bose, JBL ou Sonos. Avec, évidemment, l’ADN maison : des coloris flash, un design fun et des prix accessibles pour ses nouveaux haut-parleurs. “L’idée est d’utiliser la notoriété de notre marque pour entrer sur le marché de l’électronique et profiter ainsi d’un nouveau réseau de distribution, conclut Jean-Pierre Lutgen. Il y a, là aussi, des parts de marché à prendre.”

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