À l’aéroport de Liège, lors de l’inauguration du Giwas (groupement des industries wallonnes aéronautiques et spatiales) présidé par le CEO de la Sonaca Yves Delatte, “Trends-Tendances” a mené une conversation atypique avec Thomas Pesquet, l’astronaute français. Figure planétaire de l’exploration spatiale, il a confié ses réflexions sur la fragilité de la Terre, les défis psychologiques des missions longues, l’évolution du leadership dans les agences spatiales et la manière de constituer une équipe soudée. Entre humour et lucidité, il dresse des parallèles inattendus avec le monde des entreprises.
Première question, piège assumé : à 400 km au-dessus de nos têtes, se sent-on plus puissant qu’un chef d’État ? Réponse immédiate de Thomas Pesquet : “Non. On se sent fragile.”
Ce qu’il décrit, c’est la conscience aiguë de la finitude terrestre. “Quand on observe la planète depuis l’espace, on voit directement à quel point elle est limitée, vulnérable. Ce n’est pas une démonstration intellectuelle, c’est une évidence qui vous frappe au cœur.”
À cette fragilité s’ajoute la dépendance totale à la technologie et aux autres : “Entre nous et la mort, il n’y a que quelques centimètres de métal… et surtout des milliers d’ingénieurs et de techniciens qui, chaque jour, assurent notre sécurité. Je les imagine comme un bouclier invisible.”
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Le paradoxe est saisissant : l’astronaute jouit d’une liberté infinie dans l’espace, mais vécue depuis une cabine… de 4 m². “C’est un confinement absolu, bien plus radical que le covid. Deux cents jours enfermés, sans échappatoire.” Alors, comment tenir ? Le quotidien finit par dominer l’extase. “On ne peut pas être en émerveillement permanent. L’être humain normalise l’extraordinaire. Sinon, il devient fou.” Un rituel aidait pourtant Thomas Pesquet à garder un peu de magie : chaque matin, à peine sorti de sa cabine, son cerveau encore engourdi oubliait qu’il flottait. “Et soudain, je m’élevais dans la station… un petit shoot d’adrénaline.”
Le travail comme antidote
Thomas Pesquet ne s’en cache pas : son arme psychologique est le travail. “Ça fait basique, mais tant qu’on est occupé, ça va. Quand l’agenda se vide, c’est là que les esprits s’égarent.” Il se souvient de collègues russes, privés de missions scientifiques après l’explosion d’un cargo : “Pendant deux mois, ils ont sombré dans l’ennui. Siestes impromptues, nostalgie, petites obsessions…” Une expérience qui illustre le futur défi d’un voyage vers Mars : “Trois cents jours d’aller simple, l’ennui sera un problème majeur.”
Au-delà des grands discours, ce sont les détails qui marquent : “Les produits laitiers, ça m’a manqué”, avoue-t-il en riant. Et surtout : une vraie douche. “Pendant 200 jours, impossible de maîtriser l’eau, réduite à des lingettes. Le jour de mon retour, je me suis assis, j’ai ouvert le robinet… et j’ai été stupéfait de voir toutes les gouttes tomber parallèles, dans le même sens. Deux secondes de Matrix, puis la normalité est revenue”, dit-il en souriant.
Astronaute, ingénieur, pilote… et diplômé d’un MBA à l’Insead. Pourquoi ce dernier diplôme ? “La crise de la quarantaine”, plaisante-t-il. Plus sérieusement : “Il ne faut jamais cesser d’apprendre. Le monde est économique, il faut comprendre les start-up, la création de valeur, l’entrepreneuriat.”
Il compare sa carrière à celle d’un sportif de haut niveau : “On vit avec l’épée de Damoclès de la visite médicale. Un jour, on n’arrive plus à lire la dernière ligne du tableau, et c’est fini. Mieux vaut s’y préparer.”
Du mâle alpha au manager patient
Le management spatial a lui aussi évolué. “Dans les années 1960, on recrutait des mâles alpha militaires, résistants, agressifs. Mais avec des missions de 200 jours, ce leadership abrasif est devenu contre-productif.”
Les agences ont alors basculé : communication, patience, écoute, capacité à alterner entre commandement et suivi. “Dans une même mission, les rôles changent. Celui qui commande un jour suit le lendemain. C’est rare dans l’entreprise, mais vital dans l’espace.” Il insiste : “Une équipe avance au rythme du plus lent. La solution n’est pas de l’exclure, mais de l’écouter, de le mettre à la bonne place. Et quand on est le plus rapide, il faut porter le sac de celui qui l’est moins.”
“Dans les années 1960, on recrutait des mâles alpha militaires, résistants, agressifs. Mais avec des missions de 200 jours, ce leadership abrasif est devenu contre-productif.”
Éviter l’effet star
En France, Thomas Pesquet est devenu une star. Comment éviter de se laisser griser ? “Je change d’univers. En Allemagne ou à la Nasa, je ne suis pas une célébrité.” Et il conserve ses amis d’avant, qui ne le ménagent pas. “Quand je fais une bourde à la télévision, je reçois des SMS immédiats. Depuis 15 ans, ils ponctuent leurs phrases par ‘et toutes ces matières’, une maladresse que j’avais dite au journal de 20 heures. Ça aide à garder les pieds sur Terre.”
Dernière question : s’il devait emmener une équipe de patrons en mission, sur quels critères les choisirait-il ? Réponse : “Pas seulement les compétences techniques. Au final, on choisit des gens avec qui on a envie de travailler. Ceux avec lesquels le courant passe.”
Une leçon qui vaut autant pour les stations orbitales que pour les entreprises : “On ne découvre pas la substantifique moelle d’une personne en 30 minutes. Mais on peut sentir si l’on veut partager le quotidien avec elle.”
La conclusion de Thomas Pesquet, sobre et frappante : “Le drame, c’est de s’entraîner 10 ans et de ne jamais partir. J’ai un collègue brillant qui a tout perdu après un accident absurde, une branche dans l’œil. Quinze ans de préparation pour rien. Moi, après ma première mission, je considère que tout le reste n’est que du bonus.” Une façon élégante de relativiser les échecs et d’apprécier chaque réussite, dans l’espace comme sur Terre.
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