L’affaire Franco Dragone, un traumatisme “qui doit servir”

Franco Dragone
Franco Dragone. © belgaimage
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Michèle Hirsch, avocate de l’entrepreneur blanchi par la justice peu après son décès, dénonce des dysfonctionnements dans la procédure: un “arbitraire judiciaire”, une enquête à charge et une “manipulation médiatique”. “Cela peut arriver à tout le monde”, met-elle en garde.

“Il n’y a pas de gomme pour effacer les ravages qu’une médiatisation extrême basée sur un arbitraire judiciaire peut provoquer.” Michèle Hirsch, avocate spécialisée en droit pénal des affaires, en a vu des vertes et des pas mûres au cours de sa carrière. Mais lorsqu’elle évoque l’affaire Franco Dragone, sa voix se brise tant cet épisode restera comme un traumatisme dont elle espère que l’on finira par tirer les leçons. Pendant 10 ans, l’entrepreneur et créateur louviérois a été accusé injustement de blanchiment et de fraude organisée, une enquête largement médiatisée.

Le 13 janvier dernier, Franco Dragone a été blanchi de tout soupçon. Mais l’artiste n’était plus là pour s’en réjouir: il est décédé d’une crise cardiaque au Caire, le 30 septembre 2022. “Il y a eu de graves dysfonctionnements tout au long de l’instruction qu’il convient d’analyser de manière à ce que cela ne se répète pas, insiste Michèle Hirsch. Quand les règles sont floues, le risque est trop grand d’arriver à l’arbitraire. Le jugement rendu par la présidente du tribunal de Mons est exemplaire, il faut en tirer les leçons. Ce qui est arrivé à Franco Dragone peut arriver à chacun de nous.”

L’artiste, laisse-t-elle entendre, aurait été heureux de savoir que son histoire serve à éviter d’autres dérives de ce type.

Des “fantasmes” d’enquêteurs

Ce qui sera présenté comme “l’affaire Dragone” est initié en 2011 par trois enquêteurs, alertés dans le cadre d’une autre instruction, à Charleroi. Suite à une visite domiciliaire dans l’entreprise Dragone à La Louvière, ils dénoncent au parquet une affaire potentielle à charge notamment de Franco Dragone. “Les enquêteurs vont imaginer et se convaincre de la nécessaire origine délictueuse des flux financiers qu’ils découvrent”, explique l’avocate. Soixante-cinq caisses de documents sont saisies. Le parquet met l’affaire à l’instruction pour des prétendus faits de blanchiment, et de fraude grave et organisée à charge de Franco Dragone notamment.

Il n’y a toutefois pas d’élément infractionnel tangible. “On part d’un fantasme de quelques enquêteurs auquel va adhérer l’instruction, regrette Michèle Hirsch. Pendant près de 10 ans, l’enquête va être diligentée de manière à tenter d’étayer un fait pénal imaginaire: les revenus ne pouvaient pas avoir pour origine les spectacles que Franco Dragone avait créés. Or, c’était bel et bien le cas. Les policiers n’ont jamais rien découvert parce qu’il n’y avait tout simplement rien à découvrir!”

L’affaire est révélatrice d’une justice qui manque de moyens, d’une enquête diligentée hors de tout contrôle. Dans un premier temps, le parquet charge ces mêmes enquêteurs à l’origine de l’instruction de mener l’enquête. Forcément, ils vont appuyer sur le clou initial. Leur point de départ: “L’organigramme du groupe Dragone laisse apparaître le recours probable à des sociétés situées dans des paradis fiscaux. Le montant des sommes énormes engagées pour la création de spectacles dans le milieu des casinos (Las Vegas et Macao) laisse de nouveau entrevoir la possibilité de blanchiment d’argent”. “Or, une affaire pénale doit partir d’un fait, pas d’une qualification”, souligne Michèle Hirsch.

La presse a été instrumentalisée par des sources proches de l’enquête (…) Or, tout ce qui est affirmé est faux.” MICHÈLE HIRSCH, AVOCATE

Une presse instrumentalisée

Au début de l’instruction, le tribunal de Mons tout entier demande à être dessaisi du dossier, les juges considérant ne pas être en état d’instruire cette affaire. La Cour de cassation leur demande pourtant de continuer. Un juge d’instruction se sentant inapte est donc chargé d’instruire. “En 2012, j’avais, en outre, proposé au juge de nommer un expert qui connaissait les mécanismes internationaux, précise l’avocate. Le juge m’a répondu: on n’a pas les moyens. Ce sont donc les enquêteurs qui ont joué ce rôle d’experts, en plus de celui de dénonciateurs.”

En janvier 2013, un dossier sort dans la presse pour évoquer de possibles liaisons mafieuses. Il évoque une thèse qui n’apparaîtra en aucune manière dans le dossier tel qu’il a été jugé. “La presse a été instrumentalisée par des sources proches de l’enquête”, estime Michèle Hirsch. Cet article va avoir des répercussions importantes, tant pour Franco Dragone que pour son entourage. “C’est une véritable atteinte à sa personne et à son intégrité, il va le vivre dans sa chair. Or, tout ce qui est affirmé est faux.” La pénaliste précise qu’elle n’a pas envie de nommer cette thèse qui n’apparaît pas dans l’ordonnance. Des commissions rogatoires ont eu lieu de par le monde. In fine, 41 personnes ont été poursuivies.

MICHÈLE HIRSCH
MICHÈLE HIRSCH © BELGAIMAGE

Au bout de l’enquête, le 13 janvier 2023, il sera finalement question d’un “fait pénal non identifié”: en d’autres termes, Franco Dragone est entièrement blanchi car il n’y avait pas d’infraction. Le dernier scénario évoqué n’avait d’ailleurs rien de mafieux et ne tenait pas la route: “Pour nuire à l’administration fiscale belge, Franco Dragone aurait constitué une société aux îles Vierges britanniques pour frauder et aurait perçu fictivement des dividendes qui seraient des rémunérations de dirigeant d’entreprise”. “Mais la société avait été créée avant que Franco Dragone ne revienne en Belgique, précise l’avocate. Et tout était bel et bien déclaré.”

Dans son ordonnance, le tribunal de première instance du Hainaut conclut que les enquêteurs ont “pu utiliser des procédés déloyaux, d’un autre âge, pour obtenir des déclarations”, “ont eu des contacts avec la presse pendant l’instruction”, ont “bâclé certains devoirs demandés à décharge”.

“Il faut que cela cesse!”

Pourtant, de nouveaux articles paraissent après le jugement. “Alors que l’ordonnance est cinglante, avec des termes très durs pour l’instruction et les enquêteurs, ceux-ci, plutôt que de se remettre en question, se permettent de mettre en cause le jugement dans la presse, s’indigne Michèle Hirsch. Je ne m’explique pas que ce soit possible dans un état de droit et que cela ne suscite aucune réaction. Le parquet n’a pas interjeté appel de l’ordonnance de la chambre du conseil, qui est donc définitive.”

On peut donc détruire un homme ou une entreprise à partir de fantasmes d’enquêteurs et d’une manipulation de la presse? C’est le sentiment que laisse percevoir l’avocate à travers son récit. “On a dû attendre les réquisitions du ministère public pour savoir ce qu’on reprochait réellement à Franco Dragone, explique-t-elle. Je lui ai conseillé de continuer à vivre normalement, mais il ne pouvait plus le faire, ni professionnellement, ni psychiquement, ni au niveau de sa santé… Il a été interrogé plus de 10 fois. A chaque étape de la procédure, il y avait des articles dans la presse. Nous étions dans une situation d’impuissance totale. Ils ont même obtenu que l’on puisse interroger Franco Dragone sans que je sois là, sans avocat.”

“C’est insensé”, conclut Michèle Hirsch. “Il faut pouvoir créer les conditions de la contradiction dès le départ. Trop d’éléments permettent aujourd’hui que la fin justifie les moyens. Il faut que cela cesse!”

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