“La machine médiatique peut broyer des individus”
Ermeline Gosselin a accompagné de nombreux CEO et hommes politiques confrontés à des accusations graves. Elle donne des conseils pour y faire face et suggère des solutions.
“Une équipe de personnes enthousiastes qui ont conseillé avec succès des Premier ministre, ministres, président de parti politique et bourgmestres, piloté des campagnes électorales victorieuses, géré des projets publics d’envergure et dirigé le parquet de Bruxelles”, telle est la manière dont la société de conseil Gosselin & de Walque se décrit sur son site. Dans le cadre de notre dossier Condamnés avant d’être jugés: les CEO face au tribunal médiatique, sa cofondatrice décrypte pour Trends-Tendances ce sujet sensible et brûlant d’actualité.
TRENDS-TENDANCES. Les CEO, comme les politiques, font-ils davantage face aujourd’hui à un tribunal médiatique?
ERMELINE GOSSELIN. C’est une réalité à laquelle je suis confrontée, depuis longtemps. C’est un phénomène classique mais aujourd’hui, les réseaux sociaux l’accélèrent et l’amplifient. Avant, on savait que les journaux sortaient le matin, que les informations étaient diffusées à telle ou telle heure à la radio et à la télévision. On pouvait préparer sa communication. Aujourd’hui, il y a des articles et des commentaires en ligne à tout moment. Les personnalités concernées, que ce soit dans le secteur privé ou public, doivent préparer leur réaction dans des délais encore plus courts. C’est devenu extrêmement compliqué.
Avez-vous l’impression que des barrières et des filtres sont tombés avec les réseaux sociaux?
Il y a un préalable important: la justice doit agir en toute indépendance et il est essentiel de continuer à garantir la liberté de la presse. Ce sont des fondements de notre démocratie. Il est donc vital que les journalistes fassent leur boulot d’investigation et d’enquête. En parallèle, il ne faut toutefois pas se voiler la face: il y a aussi une réalité économique et beaucoup de journalistes travaillent avec une pression incroyable. C’est surtout ça qui a changé. Il faut travailler plus vite, faire du clic, attirer les internautes.
Les personnalités sont-elles fragilisées par ces crises? Est-ce une crainte permanente?
J’ai été amenée à accompagner beaucoup de personnalités dans des situations de crise et je peux vous dire que c’est extrêmement dur à vivre. Une fois mise en route, la machine médiatique peut broyer des individus. Dans certains cas, cet effet d’emballement crée un rouleau compresseur. Face à ça, j’ai vu des gens avec des responsabilités importantes, ultra-compétentes, ultra-investies, littéralement anéanties, qui ne savaient plus comment réagir. C’est terrible sur le plan humain, cela fait du mal à la famille, aux proches, aux enfants… Il faut aussi en tenir compte.
Quand on met une photo en une, on doit se demander si cela ne va pas à l’encontre d’un autre précepte essentiel dans notre démocratie: la présomption d’innocence. Quand une personne est jugée, il doit lui être garanti que les juges et le jury n’aient pas d’idée préconçue sur sa culpabilité. Or, quand on met en pleine page des noms et des photos, on a tendance à l’oublier. Je ne fais pas de généralité: la majorité des journalistes font très bien leur travail, mais il faut reconnaître qu’il y a parfois des excès.
N’est-ce pas aussi dû au fait que les informations sont reprises par tous, pas toujours avec les nuances nécessaires?
Exactement. “Nuance”, c’est un mot très important à mes yeux. Dans le contexte médiatique que nous connaissons, sous la pression des réseaux sociaux, il devient de plus en plus difficile de faire de la nuance. Celle-ci génère moins de clics, cela fait moins vendre.
“Dire ‘je suis serein’, il n’y a rien de pire…”
Quels conseils donnez-vous aux personnalités ou aux entreprises qui vivent de telles crises?
En communication de crise, chaque cas est différent. Cela va dépendre du type de crise, de la fonction qu’exerce la personne, du fait que ce soit dans le secteur public ou privé… Mais de façon générale, il ne faut pas se taire. Le silence, il n’y a rien de pire. La formule selon laquelle “untel n’a pas voulu répondre à nos questions” va être interprétée par le public comme un aveu de culpabilité. Le premier conseil que je donne, c’est de s’exprimer le plus vite possible. Le deuxième, c’est d’éviter de dire: “je suis serein”. Quand j’entends cette phrase dans la bouche de personnalités qui sont au cœur de la tourmente, je me dis qu’il n’y a rien de pire. Quand on est confronté à une situation de crise, d’autant plus si on est innocent, on est tout sauf serein: on est en colère, surpris, anéanti… Chez les auditeurs et téléspectateurs, ce sera traduit à nouveau comme le fait de ne pas dire la vérité et on ne va pas croire au reste du propos. Au contraire, il faut être authentique, sincère: c’est la base. Si on a commis une erreur, il faut très vite reconnaître ses responsabilités.
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Ce n’est pas toujours évident pour une personnalité forte de reconnaître ses erreurs…
C’est sûr. Mais vous faites le parallèle avec le tribunal: la différence, c’est qu’en justice, cela paraît évident qu’il faut être accompagné par son avocat. Dans le monde judiciaire, il y a des règles, il y a des lois, il y a des processus, il y a un vocabulaire qui est très spécifique. On a même droit à un avocat pro deo.
Le monde médiatique, quand on réfléchit un peu, c’est aussi un monde avec des règles à part, avec des processus, un vocabulaire… Faut-il faire un communiqué ou une interview? Faut-il parler en on ou en off ? Faut-il mettre un embargo? Tout cela est très spécifique au monde des médias. Bien souvent, les personnes qui sont confrontées à cela ne connaissent pas cette manière de travailler. C’est essentiel de les faire accompagner par des experts. Je ne prêche pas pour ma profession mais je pense que l’on doit avoir droit à une défense médiatique, ne serait-ce que pour garantir que les droits de toutes les parties sont respectés. Et je le répète: la justice doit faire son travail en toute indépendance et il n’est pas question de censurer ni de porter atteinte à la liberté de la presse.
“La meilleure stratégie en communication de crise, c’est d’agir de façon préventive.”
Il y a désormais un Conseil déontologique journalistique qui permet de réguler les pratiques. Au-delà de cela, y a-t-il d’autres choses à changer, structurellement?
Personnellement, il y a une chose que j’aimerais beaucoup voir évoluer. Quand une personne est innocentée, quand on va au bout du processus judiciaire qui est beaucoup plus long que le temps médiatique, je trouve cela foncièrement injuste de ne publier que des entrefilets dans les journaux pour annoncer la nouvelle alors que quand la personne était dans la tourmente, elle a fait l’objet de unes, de pages entières. C’est fondamentalement incorrect. Il faudrait donner le droit à la personne incriminée d’avoir la même couverture médiatique, mais dans l’autre sens.
Je prends le cas de Franco Dragone. Cet homme avait été anéanti non seulement par les accusations qui ont été portées contre lui mais aussi par l’ampleur médiatique que cette “affaire” avait prise. A l’époque, cela a fait couler des litres d’encre. Il s’est retrouvé dans une situation humaine, juridique et économique catastrophique. Malheureusement, il est décédé avant de connaître son jugement. Un jugement qui est très dur par rapport à la manière dont il a été traité: des devoirs d’enquête bâclés, des fuites dans la presse… Il y a eu des manipulations des médias dans le cadre de l’enquête. Ce jugement lave son honneur mais il n’y a eu que quelques brèves. C’est injuste et ce n’est pas normal: il méritait de voir son honneur entièrement rétabli!
Avez-vous de plus en plus de CEO qui prennent contact avec vous à titre préventif?
Bien sûr. Des CEO et des entreprises. C’est une bonne chose car la meilleure stratégie en communication de crise, c’est d’agir de façon préventive. Cela permet de réfléchir avec des personnes externes, bienveillantes, qui vont vous permettre d’analyser les risques potentiels et de préparer en amont une communication adaptée à chaque risque. De façon à être prêt quand une crise éclate. Cela va tellement vite aujourd’hui, c’est indispensable.
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