Lucid : production belge, marges dévoilées, le label qui bouscule les codes du textile

Jean Seyll et Savinien Domken fondateurs de Lucid
Caroline Lallemand

L’industrie textile est synonyme de délocalisation et d’opacité des prix. La marque Lucid va à contre-courant en produisant la quasi intégralité de sa collection de vêtements en Belgique, tout en affichant de manière transparente ses marges. Portrait d’une relocalisation ambitieuse qui bouscule les codes du secteur.  

En 2021, Jean Seyll est diplômé d’un master en développement durable à Berlin. Son mémoire sur l’économie circulaire appliquée au textile l’a convaincu qu’il est possible de produire localement et durablement, à condition de repenser entièrement le modèle économique. “Après un stage chez Deloitte, je me suis dit que c’était dommage d’avoir travaillé deux ans sur un sujet sans l’exploiter. En Belgique, il n’existait aucune marque textile produisant à échelle semi-industrielle. Il y avait bien des petits artisans, mais rien à plus grande échelle”, explique l’entrepreneur de 30 ans.

“La panique”

Dès 2021, avec son associé Savinien Domken (27 ans), Jean Seyll lance Lucid, sa marque de vêtements qui se veut durable et locale. La route est semée d’embûches. Après un premier crowdfunding réussi (28.000 euros levés contre 8.000 attendus), il se heurte à la fermeture brutale de l’atelier qui devait lui fournir une grosse première commande. “On avait plus de 400 pièces à produire. Une fois les matériaux arrivés, l’atelier nous a annoncé qu’il fermait. C’était la panique.”

Un produit par atelier

Ce revers se transforme en opportunité stratégique. “C’est de là qu’est partie la réflexion de développer une pièce par atelier. Cela permet de produire avec moins de risque et de recréer un réseau de production en Belgique. Chacun a sa spécificité : l’un fait les t-shirts, un autre les pantalons et chemises, un autre encore tout ce qui est lié à la laine.”

En Wallonie, la marque travaille avec des ateliers de travail adapté (Jean Regniers à Lobbes, Alteria à Colfontaine). À Bruxelles, l’atelier mise sur la réinsertion sociale. En Flandre, un atelier familial de cinq générations qui a résisté aux vagues de délocalisation produit la maille en laine recyclée.

De la collecte à la bobine

Chaque vêtement est conçu pour être le plus durable et intemporel possible avec des matières certifiées: coton biologique, lin européen, fibres recyclées. Pour illustrer sa démarche circulaire, Jean Seyll détaille la chaîne de valeur de ses pulls en laine recyclée. “La laine provient des vêtements usés collectés via les Petits Riens ou Emmaüs, qui sont recyclés en France, dans le Tarn, dans l’usine les Filatures du parc. Ils ont développé leur propre technologie qui permet de moins casser la fibre, ce qui donne des fibres recyclées plus durables.” Les bobines arrivent ensuite chez Couzi, un atelier situé à Zottegem en Flandre, qui fabrique les pulls, bonnets et écharpes. Cette traçabilité complète, du déchet au produit fini, incarne la philosophie de Lucid.

Le coefficient 2,5, en rupture avec le secteur

La stratégie de pricing est aussi en totale rupture avec les pratiques du secteur. “Sur la page produit de nos vêtements, toute notre chaîne de valeur est décortiquée. On explique le coût de la confection, du textile, de la main d’œuvre… Nos marges sont clairement affichées”, insiste Jean Seyll.

“On a analysé comment les autres marques fixent leurs prix. La fast-fashion, si elle vendait en direct comme nous, ferait du X3-X4, et les marques renommées du X10. On s’est fixé un maximum de X2,5. Nos t-shirts affichent même un coefficient inférieur à 2. Au lieu d’être à 60€, ils sont à 50€. Ce sont nos produits d’appel”, explique Jean Seyll.

Cette approche implique des prix finaux jusqu’à cinq fois plus élevés que la fast-fashion ultra-low-cost, mais la comparaison s’arrête là. “Les coûts de confection d’un pantalon chez Shein sont de 0,37 euros*, nous payons jusqu’à 32 euros (HTVA) par pièce à notre atelier”. La qualité, le respect des droits humains et des normes environnementales ne sont absolument pas comparables”, insiste le fondateur de Lucid.

Un modèle viable

Ce dernier assume ce positionnement : “On préfère diminuer nos marges et assurer un produit solide fait dans de bonnes conditions, en distribuant la richesse plus équitablement, que se sucrer sur le dos des consommateurs qui achèteraient des produits dangereux pour la santé, et des travailleuses qui auraient un salaire de misère.” Malgré ces marges réduites, le modèle reste viable : “Pour une petite structure efficace sans intermédiaires ni charges énormes, le coefficient de X2,5 permet de couvrir tous nos frais : l’équipe, le bureau et l’ensemble de la production”, précise Jean Seyll.

L’argument du coût à l’usage

Face à la fast fashion, Lucid défend son argumentaire économique. “Les statistiques montrent qu’un vêtement de fast-fashion est porté moins de dix fois. Un t-shirt à 10€ porté dix fois revient à 1€ par utilisation. Nos t-shirts sont à 60€, mais s’ils sont portés une fois toutes les trois semaines pendant cinq ans, cela revient à 0,70€ l’utilisation”, calcule Jean Seyll. Le label promet aussi une garantie à vie sur ses chemises en lin (cultivé en Normandie, tissé à Gand, confectionné à Bruxelles). “Une couture qui lâche dans trois ans ? On la répare gratuitement”, assure-t-il.

Cette transparence s’affiche aussi sur les réseaux sociaux, avec un bonne dose d’humour et d’auto dérision. “On montre les coulisses de notre activité dans des vidéos, nos succès mais aussi nos échecs. On engage les gens sur la vraie réalité de notre marque avec les hauts et les bas.” La stratégie de volume complète le dispositif : “On fait aussi de la marque blanche pour des entreprises alignées avec nos valeurs, ce qui permet de produire plus et de diminuer nos coûts.”

Croissance en ligne

Les chiffres donnent raison à cette approche. Après une année 2023 compliquée par la fermeture soudaine de l’atelier partenaire (35.000 euros de chiffre d’affaires), 2024 marque le décollage avec près de 100.000 euros générés pour 1.800 pièces vendues. Pour 2025, l’objectif est fixé à 350.000 euros pour 5.500 à 6.000 pièces. Une croissance qui s’appuie sur la vente directe en ligne, des revendeurs (YuMan, Psyché à Bruxelles, présence à Namur et Liège), et la marque blanche en B2B.

Autre singularité du label: il propose à sa communauté de clients fidèles de co-créer les futurs modèles disponibles. Pour la polaire en laine recyclée (71%) lancée récemment, 400 personnes ont ainsi répondu à un questionnaire en ligne pour définir le “modèle parfait”. Mis en précommande à 180 euros (195 euros ensuite), il a été sold out en deux jours.

Co-création avec la communauté

“On développe pendant deux ans, on teste en précommande, on calibre la production. On fait moins d’erreurs et on engage les clients dans le processus”, détaille Jean Seyll, une démarche totalement à contre-courant d’un mastodonte comme Shein qui débite 7.000 nouvelles références par jour. Lucid n’ambitionne cependant pas de rivaliser avec des marques outdoor plus techniques comme North Face ou Patagonia sur ce segment.

Les clients “VIP” (ceux ayant effectué trois achats ou plus) sont aussi invités à intégrer un groupe WhatsApp d’une trentaine de personnes qui vote sur les décisions stratégiques. Récente réflexion : faut-il entrer chez Poincaré, chaîne de magasins wallons ? Le pour : du volume et toucher un public moins sensibilisé aux enjeux environnementaux. Le contre : un risque de greenwashing si on représente moins d’1% de leurs ventes. “On a voté collectivement, on a dit oui”, raconte l’entrepreneur.

Un des ateliers de confection en Belgique.

Les limites structurelles

Le modèle reste confronté à plusieurs défis. Un t-shirt basique à 50 euros demeure hors de portée pour un majorité de la population. La production locale avec des ateliers de petite taille limite mécaniquement les volumes. Et le réseau de production reste fragile, souvent dépendant de subsides publics ou confronté à des difficultés de recrutement.

Le modèle a été co-crée avec la communauté.

Les attentes politiques

Dans ce contexte, Jean Seyll et son associé interpellent les décideurs politiques en les invitant à visiter leurs ateliers. Le PS, Défi et le MR ont déjà fait le déplacement. “On veut leur montrer concrètement qu’il y a des gens qui se bougent dans le pays pour relocaliser la production textile”, explique l’entrepreneur.

Le PS a évoqué une TVA réduite pour les produits respectant un cahier des charges précis (production locale, matériaux durables, etc.), dans l’idée d’une « TVA verte » déjà débattue au niveau européen. “Passer de 21% à 6% de TVA serait très bénéfique. On pourrait baisser nos prix sans toucher à notre structure de coûts”, s’enthousiasme Jean Seyll. Défi a orienté la discussion vers la formation. “Nos ateliers sont limités par le manque de main-d’œuvre qualifiée. Il faudrait rendre ces métiers plus sexy, mieux les valoriser et faciliter l’accès aux formations.”

Un modèle exportable

À moyen terme, Lucid vise une équipe de 30 à 50 personnes maximum. “On veut grandir jusqu’au point où on peut encore assurer 100% de qualité, de traçabilité et d’impact. Pas au-delà.” Le financement suit cette philosophie : crowdfunding, un subside de Be Circular en 2024, du bootstrap, pas de levée de fonds classique.

La vision à long terme est plus ambitieuse : “On ne vend pas au-delà des pays limitrophes. À terme, si ça marche, on pourrait déployer le modèle localement : du Lucid espagnol fait en Espagne, italien fait en Italie…” Une forme de franchise de la relocalisation où le modèle économique transparent s’exporterait, mais pas les produits.

En attendant, la société prépare son expansion en Flandre et en France, travaille sur de nouvelles pièces (robe, sous-vêtements), tout en réfléchissant à l’ouverture d’une boutique physique à Bruxelles suite au succès d’un pop up store l’année dernière dans le centre-ville.

Le textile, une industrie sous pression
L’industrie textile mondiale fait face à une pression croissante. Selon les données du secteur, elle serait responsable de 10% des émissions mondiales de CO2 et consommerait 16% des pesticides produits dans le monde uniquement pour la culture du coton. La fast fashion a accéléré le phénomène : un vêtement est en moyenne porté moins de 10 fois avant d’être jeté.

En Belgique, l’industrie textile a quasi disparu avec la mondialisation. Il y a un siècle, le pays comptait des centaines d’ateliers de confection. Aujourd’hui, seule une poignée subsiste, principalement des ateliers de travail adapté ou des structures artisanales. La production à échelle industrielle avec des standards de durabilité reste rarissime.

Le mouvement de relocalisation textile européen reste marginal mais gagne du terrain, porté par des réglementations comme le devoir de vigilance et le reporting ESG obligatoire pour les grandes entreprises. En Belgique, des marques comme Valérie Berckmans (pionnière depuis 2003) montrent qu’une autre voie est possible. A côté de Lucid, d’autres initiatives plus artisanales comme Méson, Valalab ou encore Sé-em s’intègrent dans cet écosystème émergent.

*Source: SHEIN : Enquête sur le géant de la fast fashion” (France TV)

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